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pareils écueils, et à ne pas se livrer à cette passion tyrannique qui nous rend ses esclaves le reste de notre vie, être plus sages et plus prudens que je n’ai été. » Avant de donner son manuscrit à l’impression, Duguay-Trouin le soumit a son protecteur et son ami, le cardinal de Fleury. Le prélat craignit que, malgré les précautions de l’auteur pour masquer le pavillon de certaines prises qu’il avait faites à terre, quelques-unes ne fussent reconnues, et surtout que sa confession n’inspirât aux cadets de la marine moins de peur que de tentation d’échouer sur les écueils qu’elle signalait. Duguay-Trouin se rendit de bonne grâce à cette opinion, et la jeunesse française n’a pas perdu grand’chose à ce silence gardé sur les faiblesses d’un grand homme.

L’année 1758 s’ouvrait en pleine guerre de sept ans (1756-1763). Les Anglais se figurèrent que, malheureux dans l’Inde et en Prusse, nous devions l’être également en Bretagne. Dès le début de la guerre, le génie avait représenté la nécessité de mettre Saint-Malo en état de défense : il n’avait été écouté qu’à demi, et la principale mesure prise par la cour avait été la nomination du marquis de La Châtre au commandement supérieur de la ville et des environs. Le marquis aimait ses aises : n’apercevant rien de pressé dans son commandement, il faisait un voyage d’agrément sur la côte méridionale, lorsqu’il reçut un soir à Port-Louis du duc d’Aiguillon, gouverneur de la province, l’ordre de partir à l’instant même pour Saint-Malo, qu’on croyait menacé. Il y arriva le 2 juin. La ville n’avait de défenseurs que le régiment de Boulonais. réduit à un bataillon, et le marquis s’arrangea pour avoir des renforts vers le 15 ; mais le 4 un signal donné par le canon du fort de la Latte, et répété par toutes les batteries de la côte, vint le surprendre au milieu d’un dîner splendide. C’étaient les Anglais qui avaient l’indiscrétion de se présenter onze jours avant celui où il les attendait, et sans qu’aucun des préparatifs nécessaires pour les recevoir fût achevé. On courut au rempart ; le temps était brumeux ; on aperçut pourtant dans une éclaircie la flotte ennemie mouillée sur le Vieux-Banc. à dix milles au nord-ouest. Quelques-uns prétendirent (peut-être cette opinion leur était-elle inspirée à leur insu par la crainte de laisser refroidir le dîner) que les Anglais marchaient sur Brest : les officiers du génie crurent le danger plus pressant, et heureusement leur avis prévalut. On courut donc la nuit les rues de Saint-Servan et l’on prit aux cheveux, pour armer les forts de la mer, tout ce qu’on put attraper ; on expédia des courriers pour faire avancer des troupes. Le lendemain à midi, cent quinze voiles ennemies mouillaient en rade de Cancale, et le comte de La Tour d’Auvergne, colonel du régiment de Boulonais, occupait la pointe de la Chaîne avec trois cents de ses soldats et cent dragons. À quatre heures, une frégate de 50 canons s’embosse devant la batterie du Bar-Brûlé, au sud de la pointe : un simple canonnier de