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usines se touchent sur un espace de douze à quinze kilomètres. Dans ces divers établissemens, le nombre des travailleurs flotte en général de deux cents à cinq cents, et monte quelquefois à huit cents. Quoique l’industrie lainière occupe beaucoup moins de bras dans la Seine-Inférieure que le coton, les ouvriers qu’elle emploie constituent encore des agglomérations puissantes soit dans les ateliers de la vallée de Darnetal, aux portes de Rouen, soit surtout dans la vive et intelligente cité d’Elbeuf.

Le voisinage de la Seine-Inférieure jette un peu dans l’ombre le département de l’Eure, dont les industries sont pourtant si variées, et où de nombreux cours d’eau alimentent environ quinze cents usines. Pratiquant à la fois, et sans que l’un efface l’autre, les deux systèmes de fabrication qui divisent la Normandie, ce département sert de trait d’union entre la région du travail à domicile et celle de l’industrie agglomérée. La ville de Louviers, bien que considérablement dépassée par l’exubérante activité et l’immense marché d’Elbeuf, y reste cependant le siège principal du travail en atelier. Des filatures de laine coquettement établies sur la rivière d’Eure, dans des sites tout-à-fait champêtres, rassemblent parfois jusqu’à cinq cents travailleurs. Sans parler des fonderies de cuivre de Romilly, des forges de l’arrondissement d’Évreux, des belles usines de Tillières, d’autres vastes établissemens consacrés à la filature et au tissage, dans la vallée de l’Avre, à Gisors, à Pontaudemer, à Radepont, et dont quelques-uns ne dépareraient pas Manchester, rappellent l’organisation des manufactures de la Seine-Inférieure et rivalisent avec elles.

La vie industrielle, dans cette partie de la région normande vouée à la grande fabrication, ne date pas d’une époque fort éloignée de nous. Si on excepte Louviers, elle a pris son essor en moins d’un demi-siècle. Le progrès de l’industrie, dans ses rapports avec la situation morale et matérielle des ouvriers, a déjà traversé, dans un aussi court espace de temps, trois phases très différentes, qui ont laissé chacune dans l’esprit des masses une empreinte plus ou moins profonde. Durant une première période, toute fabrique qui s’établit devient, pour un certain rayon, une source de véritable aisance. Les bras inoccupés trouvent de l’emploi, les chaumières s’animent d’un mouvement inconnu, en un mot on se sent vivre davantage. — Bientôt cependant les ateliers se multiplient et appellent à eux la plus grande partie de la population. Une concurrence de plus en plus âpre, stimulée encore par les (exigences du commerce extérieur, impose aux chefs d’usine cette alternative de produire au plus bas prix possible, ou de succomber dans la lutte. D’incalculables perfectionnemens s’accomplissent dans les moyens du travail, sous la pression de ces poignantes nécessités; mais les triomphes mêmes que remporte l’intelligence de l’homme,