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qui a pour objet la fabrication des dentelles, s’exerce dans un large cercle. Quittant les faubourgs de la ville, elle se répand sur les campagnes environnantes, règne à Bayeux, apparaît sur tout le littoral maritime du Calvados, et se prolonge jusqu’à Cherbourg. Le travail, qui embrasse les grandes pièces en fil, les dentelles noires façon de Chantilly, les blondes légères pour la consommation française, et les blondes mates, blanches et noires, pour l’exportation dans les colonies espagnoles, est exclusivement exécuté par les femmes[1], et les occupe à tous les âges de la vie. Parcourez les villages de ce pays un jour d’été, vous voyez assises devant la porte de chaque maison, auprès de leur grand’mère, de leur mère et de leurs sœurs aînées, de petites filles de quatre et cinq ans, maniant déjà leur métier avec une dextérité remarquable. A Bayeux et à Cherbourg, des maisons religieuses, admirablement dirigées par les sœurs de la Providence de Rouen, reçoivent les jeunes filles au sortir de la première enfance, et leur font commencer dès ce moment leur apprentissage industriel. On estime à soixante-dix mille au moins le nombre des femmes occupées à la fabrication des dentelles de Caen et de Bayeux.

Que résulte-t-il de cette organisation du travail qui utilise les femmes chez elles et laisse aux hommes les occupations du dehors, la culture des champs ou la pêche sur les côtes? Dans l’ordre matériel, la première conséquence qui dérive du fait que tout le monde travaille, que toutes les forces sont mises à profit, c’est une aisance à peu près générale. Plus une famille est nombreuse et plus elle a de bien-être. Un tel régime est éminemment favorable à la moralité publique. Si on excepte les faubourgs de Caen, ville de garnison et ville d’étudians, les mœurs sont généralement régulières. Une faute entraîne pour celle qui l’a commise une honte ineffaçable et l’oblige souvent à quitter le pays. Les habitudes des femmes se ressentent visiblement du travail délicat auquel elles sont adonnées. Leur mise ne se distingue pas seulement par une extrême propreté, mais par une certaine coquetterie et par le bon goût dont leurs moindres ajustemens portent l’empreinte.

La vie de famille respire, aux environs de Caen et de Bayeux, une cordialité pleine de charme. Les enfans sont traités avec douceur; on n’abuse pas de leurs forces; on les oblige à interrompre chaque jour leur travail de bonne heure. Dans les pays de montagnes où la nature paraît distribuer d’une main avare l’existence à tout ce qu’elle produit, l’homme devient quelquefois dur pour ses enfans. Sur un sol fécond comme la Basse-Normandie, il semble emprunter, au contraire, à la nature un esprit bienfaisant. La famille normande dans cette région

  1. Ce n’est guère qu’en Belgique, dans certaines provinces où la plaie du paupérisme est très profonde, que les jeunes garçons sont employés au travail de la dentelle.