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la forme sans voile, sans déguisement, et nous pourrons alors marquer votre place. Jusque-là trouvez bon que nous ajournions notre jugement, et ne vous plaignez pas, car les grands maîtres de toutes les écoles, depuis Raphaël jusqu’à Rubens, depuis Titien jusqu’au Corrège, ont cherché dans le nu la démonstration de leur savoir. Ils n’ont jamais cru que l’imitation la plus habile d’une armure ou d’un vêtement pût équivaloir à l’imitation de la forme humaine.

M. Delacroix, il est vrai, pouvait rappeler la Mort de Sardanapale, où le nu n’est certes pas ménagé; mais cet ouvrage, quelles que soient d’ailleurs les qualités éclatantes qui le recommandent, n’impose pas silence au doute, car si les femmes placées sur le bûcher du roi qui préfère la mort à la servitude réveillent dans toutes les mémoires le souvenir des naïades de Rubens, il faut avouer que les membres de ces figures sont attachés d’une façon quelque peu singulière, qui n’a rien à démêler avec le peintre de Cologne. D’ailleurs, la Mort de Sardanapale nous offre un intérêt dramatique, et l’émotion ressentie par le spectateur le rend naturellement indulgent pour l’incorrection du dessin. Apollon vainqueur du serpent Python place le peintre dans une condition bien autrement périlleuse. Où se trouve en effet l’intérêt dramatique d’un tel sujet? Qui de nous prendrait parti pour Junon contre Latone, ou pour Latone contre Junon? L’infidélité de Jupiter ne scandalise personne. La piété filiale d’Apollon n’excite en nous qu’une admiration assez tiède. Il s’agit tout simplement de nous montrer le frère de Diane, le fils de Latone dans toute la splendeur de sa force et de sa beauté. C’est aux yeux, aux yeux seuls, qu’il faut parler, c’est-à-dire que la donnée choisie par Lebrun ne relève que de la peinture, et ne laisse aucune prise à l’imagination purement poétique. En présence d’une composition fondée sur une telle donnée, il n’est pas permis, il n’est pas possible de compléter par le souvenir le spectacle offert à nos yeux. Chacun de nous a pu rêver la richesse, la puissance, le triomphe ou la défaite, et se réfugier par la pensée dans le suicide comme dans un dernier asile. Chacun de nous peut retrouver dans la Mort de Sardanapale quelque chose qui se rapporte à ses espérances, à ses douleurs; mais Apollon vainqueur du serpent Python ne se prête guère aux réminiscences. Pour traiter un pareil sujet, il faut se confier dans la seule beauté des figures, et c’est précisément parce que les quinze vers d’Ovide n’éveillent en nous aucun souvenir personnel qu’ils sont pour le peintre une épreuve périlleuse. M. Delacroix est doué d’un esprit trop pénétrant pour n’avoir pas compris le danger d’un tel sujet; sa prédilection constante pour les écoles vénitienne et flamande n’a pas fermé ses yeux à l’importance du dessin. Il n’ignore pas d’ailleurs que Paul Véronèse et Rubens sont loin de mériter les reproches que la foule leur adresse, et que l’éclat de la couleur n’exclut jamais chez eux le respect de la forme réelle. Aussi j’imagine qu’en acceptant la tâche qui lui était confiée, il a dû se sentir partagé entre la défiance et l’orgueil : la défiance lui conseillait de choisir un thème mieux assorti à ses études habituelles; l’orgueil lui conseillait d’aborder franchement le thème proposé.

La composition de M. Delacroix est pleine de richesse et de grandeur. Les érudits pourront lui demander pourquoi il n’a pas respecté les données de la mythologie; quant à moi, je trouve qu’il a pris un parti fort sage. Il est très vrai que le triomphe d’Apollon sur le serpent Python est singulièrement