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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 12.djvu/84

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l’imagination; mais faire de la littérature l’objet unique de sa vie, sa tâche exclusive, serait considéré en Russie comme chose anormale et mauvaise. Si l’on pouvait trouver un exemple du contraire, à coup sûr l’exemple serait une exception, et nous n’en connaissons point. Il résulte de cette discipline sévère de la société russe que la classe d’écrivains aventureux, si pittoresquement désignée parmi nous sous le nom de bohème littéraire, y est parfaitement inconnue.

C’est vers 1841 que M. Solohoupe est entré décidément dans la vie des lettres : des succès de salon l’y avaient depuis long-temps précédé. La plupart des nouvelles qu’il réunit alors et publia sous ce titre : le Narcotique[1], avaient été lues dans de petites réunions, où d’unanimes applaudissemens les avaient accueillies. L’épreuve d’une publicité plus sérieuse leur fut entièrement favorable. Au Narcotique vinrent plus tard s’ajouter un recueil de prose et de vers. Hier et Aujourd’hui, une petite comédie, les Confrères, et un roman, le Tarantasse. Les œuvres qui relèvent surtout de la fantaisie de l’écrivain, celles où son imagination de poète et d’artiste se donne plus librement carrière, le Narcotique, Hier et Aujourd’hui, doivent, nous l’avons dit, nous occuper d’abord : nous serons ainsi amené aux œuvres où l’observation prévaut sur la fantaisie, telles que le Tarantasse et les Confrères.

Parmi les onze nouvelles réunies dans le Narcotique, toutes sont loin de mériter une égale attention; quelques-unes sont de petits chefs-d’œuvre de narration vive et sobre; les autres, sans avoir la même valeur, sont d’agréables esquisses de cette vie élégante de l’aristocratie russe dont M. Solohoupe connaît toutes les délicatesses. Nous ne ferons que nommer Une Scène du grand Monde, où l’auteur met en relief, avec un art charmant, les manèges d’une coquette moscovite de haut parage et l’orgueil naïf d’un officier d’armée[2] dont elle fait sa dupe; le Lion, où les ridicules des imitateurs de la fashion étrangère sont sévèrement châtiés; l’Ours, qui nous montre un jeune homme, une sorte de barbare, aux mœurs insolites, près de captiver une noble et charmante princesse que l’adresse d’une vieille tante réussit à lui enlever; — l’Aventure en chemin de fer, mystérieuse rencontre suivie d’un amour éphémère qui s’évapore comme le parfum d’une fleur; enfin les Trois Promis, les Deux Etudians, la Nouvelle inachevée. Ce sont là tout autant de légères compositions auxquelles la grâce cavalière du style, la vérité piquante des détails, et ces mille nuances locales qu’un Russe seul peut saisir et goûter, prêtent un charme intraduisible. M.

  1. Le Narcotique, en russe Na son Griadouchtchi. — Littéralement : Pour faire venir le sommeil. Le livre a pour sous-titre : Otrivki iz vsédnevnoï gizni, c’est-à-dire : extrait de la vie de tous les jours.
  2. Nom qui désigne en Russie les officiers de ligne et qui les distingue de ceux de la garde.