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pour lancer des traits mortels excitait à la fois le mépris et la colère. À son mâle langage, il semblait cependant difficile d’attribuer à la lâcheté du cœur la lâcheté de l’action ; on entrevoyait en lui ce qui, je crois, était vrai, une malveillance implacable qui sacrifiait jusqu’à la dignité personnelle au plaisir cruel de désoler ceux qu’il haïssait, et l’on espérait toujours et l’on essayait sans cesse et vainement de l’irriter par des injures, de le provoquer par des défis, de l’amener à se nommer, du moins à se trahir, ou bien enfin à se décrier par l’indignité de la conduite. Junius tient ferme, il ne donne point dans le piège ; il résiste à l’irritation de l’orgueil, aux scrupules du point d’honneur. Il tient trop à sa vengeance ; il reste fidèle au plan conçu dans les profondeurs d’une ame froidement passionnée, et sans doute il a dû la liberté, l’impunité, le succès de ses attaques, au mystère dans lequel il est demeuré plongé.

Les cinq lettres suivantes sont adressées au duc de Grafton. Elles suffiraient pour caractériser l’auteur et même justifier sa réputation. Elles nous arrêteront un moment.

Auguste-Henri Fitzroy, duc de Grafton, d’une grande naissance, puisque les enfans naturels de rois illustrent leur race (il descendait d’un fils de Charles II), était un jeune seigneur a donné à ses plaisirs, un des héros du Jockey-Club, mais un pur whig entré dans la vie politique sous les auspices de lord Chatham. Secrétaire d’état dans le ministère Rockingham, il en était sorti pour ouvrir l’accès du pouvoir à son illustre patron, qui, se confinant dans un rôle secondaire, l’avait choisi ou accepté pour chef nominal du cabinet formé en 1766. On devait s’attendre à y voir dominer la politique qui avait combattu celle de lord Bute et celle de George Grenville ; le contraire était arrivé. On pouvait s’en prendre à plusieurs causes. Que l’opposition se démente au pouvoir, le fait est trop commun pour qu’on doive toujours l’imputer à de honteuses faiblesses. Chaque situation a ses conditions ; le pouvoir a les siennes, qu’il est malaisé de ne pas prendre pour des nécessités, et auxquelles les plus fermes esprits ne se soustraient jamais entièrement. La plus grande des difficultés, et elle est souvent insurmontable, est de gouverner sans trop céder au parti qui fait profession d’aimer et qui a l’habitude d’appuyer le gouvernement. Il est rare que l’on puisse le remplacer tout entier par l’opposition subitement transportée de l’agression à la défensive. L’art suprême est de choisir et d’allier dans une juste mesure les vues nouvelles du réformateur aux traditions permanentes du conservateur. La plupart échouent sur cet écueil. Le secret de l’éviter est en France à trouver encore. On a été plus heureux ou plus habile en Angleterre ; mais ce n’est pas sous l’administration du duc de Grafton. Pour être juste, il faut ajouter que lord Chatham avait témérairement et négligemment