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port n’auront qu’à se recommander de leur saint, car l’aviron ni la voile ne pourront les conduire.

— Au diable ! dit Lubert, vous savez bien qu’aucun chrétien ne s’embarquera tant que cette brise carabinée chantera à ses oreilles.

— Ah ! si j’avais une chaloupe ! s’écria le traîneur de grèves, qui depuis le premier moment étudiait le ciel et la mer avec une impatience anxieuse.

Le grand Luc se retourna vers lui.

— Une chaloupe ! répéta-t-il ironiquement, et qu’est-ce que tu en ferais, poltron ?

— Ce que tu n’oses pas en faire ! répondit Louis, dont les yeux s’étaient animés ; j’irais porter secours à celui qui en demande.

— Toi ! s’écria Lubert en éclatant de rire ; ah ! bien, fameux ! Entendez-vous, dites donc, vous autres ? le bâtard a déjà oublié l’affaire de tout à l’heure.

— Tout à l’heure, reprit Marzou, je t’ai dit que tu étais plus fort que moi ; maintenant prouve que tu as autant de cœur ; prends ta barque, et partons ensemble pour l’île.

Lubert parut embarrassé ; il regarda ceux qui l’entouraient, et, voyant tous les yeux fixés sur lui, il haussa les épaules.

— Comment trouvez-vous ça, patron ? dit-il en s’adressant à Goron. Le traîneur de grèves qui se croit plus de vaillantise que nous !

— Si je me trompe, embarque avec moi, dit Louis.

— Merci ! répliqua le grand Luc en haussant les épaules, je ne veux pas engraisser les peaux bleues[1].

— Ainsi vous laissez là-bas un abandonné sans secours ? s’écria Louis avec chaleur et en promenant un regard sur ceux qui l’entouraient. Ah ! c’est Dieu qui me venge alors. Tout à l’heure vous m’avez regardé comme un lâche parce que j’ai cédé à plus fort que moi ; mais la force, c’est le hasard qui la donne, tandis que le courage vient de notre volonté. Que ceux qui ont ri de voir mon sang couler montrent maintenant qu’ils avaient le droit de rire. Voyons, je les défie à mon tour ; qu’on me donne une barque, et qu’ils en prennent une ; ce sera un duel à la voile et sur la mer avec une bonne action ou la mort au bout ; n’y a-t-il donc plus maintenant que moi à avoir ici du cœur ?

— Il y en a au moins un autre, s’écria le père d’Annette, qui avait écouté jusqu’alors les yeux fixés sur le traîneur de grèves ; quand ce serait l’enfer, il ne sera pas dit que Goron aura refusé d’y aller. Prends la barque de Lubert, je monterai la mienne avec lui.

— Avec moi ! s’écria le grand Luc effaré.

— As-tu peur ? interrompit brusquement le marin ; reste alors, j’irai seul.

  1. Espèce de chiens de mer de la famille des requins.