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— Celle que tu as fait chavirer, faute de filer l’écoute ! répliqua Goron avec colère ; elle doit être au vent de l’île ; avec ta barque, nous pourrons la remorquer.

— Comment ! vous voulez réembarquer à cette heure, s’écria Lubert, quand la mer est encore en danse ! mais vous ne l’entendez donc pas sur les roches ? Du diable si j’expose ma barque ni mon corps !

Le patron le couvrit d’un regard de mépris.

— Grand cadavre ! dit-il en souriant amèrement ; pour avoir été roulé quelques momens dans la lame, le voilà devenu plus couard qu’une fille ! L’eau de mer lui a noyé le cœur.

— C’est bon ! interrompit le géant avec un frisson de souvenir auquel se mêlait une sorte de colère ; mais je vous conseille de ne pas revenir sur les choses, vu que vous êtes cause de tout.

— C’est donc moi qui ai manqué, par peur, à la manœuvre ? demanda ironiquement Goron.

— C’est vous qui m’avez forcé à vous suivre, reprit le grand Luc d’un ton de rancune ; quand le traîneur de grèves nous défiait d’embarquer, est-ce que j’avais donc besoin de répondre ? Je l’aurais fait taire à volonté avec mes poings ; mais vous avez voulu accepter par fausse gloire. C’était bien la peine de venir ici, à travers cinq cents morts, pour entendre un homme râler !

Marzou, qui était toujours au lit du mourant, se retourna et fit signe de la main. — Plus bas, au nom de Dieu ! dit-il ; maître Luz peut vous entendre.

Lubert haussa les épaules. — Oui, oui, reprit-il entre ses dents, nous avons fait une belle campagne, et dont je conseille au patron de se vanter ! Trop heureux s’il n’y perd que sa barque !

— Ah ! je saurai bien la retrouver, répondit le marin, qui remettait sa veste, et, puisque tu n’as pas assez de nerf pour m’aider, j’irai seul.

— Maître Goron ne me refuserait pas, j’espère, d’aller avec lui, dit le traîneur de grèves en s’approchant ; mais je ne voudrais pas quitter le Béarnais pendant la grande angoisse, et il n’y a rien à craindre pour la barque. J’ai filé à l’avant et à l’arrière les deux grappins qui la tiennent mouillée, le nez à la vague ; dans huit jours, on la trouverait à la même place.

— C’est une idée, cela ! reprit le patron, qui semblait ne louer Marzou qu’avec embarras et répugnance ; je ne te croyais pas l’œil si marin !

— Maître Goron aura oublié qu’autrefois il me prenait souvent pour matelot, dit Marzou, et qu’à bonne école il est facile de profiter !

Le marin jeta un regard de côté sur le jeune garçon, comme s’il se fût défié du compliment ; mais l’accent avait été si simple et la physionomie si sincère, qu’il dut l’accepter comme il avait été fait, sans arrière-pensée.