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de l’imprimeur venaient apporter une réponse, remettre ou chercher ce que les typographes appellent de la copie. Une partie de la correspondance passait aussi par le journal même où Woodfall, à l’aide d’un signe convenu, de quelques mots intelligibles pour un seul initié, insérait les avertissemens nécessaires. L’auteur des billets y montre sans cesse un vif désir de rester ignoré. Il prescrit avec soin, il diversifie avec art les moyens d’assurer et de cacher tout ce commerce, et il avoue que le secret importe à son repos, à sa vie. Malgré la confiance et l’estime qu’il témoigne à son imprimeur, il craint d’être découvert ou même soupçonné par lui, Il fait tout pour détourner ses conjectures, pour amortir sa curiosité. Une fois, vaincu par son inquiétude, il lui écrit (15 juillet 1769) : « Je vous prie de me dire avec candeur si vous savez ou soupçonnez qui je suis. » Malheureusement nous n’avons pas les réponses de Woodfall ; mais son mystérieux correspondant le tient toujours en éveil : il lui recommande la discrétion, la fermeté, la vigilance ; il l’encourage par des éloges, et, pour le soutenir mieux encore, il ne lui cache pas que son âge et son expérience lui donnent le droit de le diriger, que son rang, sa fortune, son avenir lui donnent les moyens de le protéger ; il le couvrira dans ses périls, et il réparera ses pertes ; en un mot, il se fera connaître par ses œuvres.

Rien n’annonce que Woodfall ait jamais reçu une confidence plus étendue. En avait-il deviné davantage ? On a pu le supposer, jamais l’affirmer. Il n’a rien révélé de plus, même à ses enfans, si l’on en croit leur témoignage. On cite de lui quelques mots qui indiquent une idée, une hypothèse. Comment croire qu’il n’en eût conçu aucune ? Mais quelle était-elle ? On l’ignore, ou du moins on dispute là-dessus. Il croyait bien savoir qui Junius n’était pas, il se donnait comme n’ayant pas cherché à savoir qui il était. Il paraissait ne s’être jamais servi des moyens que lui offrait cette correspondance même pour en découvrir l’auteur. Jamais, dans ces transmissions de papiers de la main à la main, dans ces allées et venues continuelles, on ne parvint ou l’on ne chercha à reconnaître ou à suivre personne. Une fois seulement un M. Jackson, depuis imprimeur à Ipswich, et qui apprenait sa profession chez Woodfall, vit un grand monsieur (a tall gentleman) en habit léger, avec une bourse et une épée, jeter dans le bureau, par la porte ouverte sur Ivy-Lane, une lettre de Junius, Jackson la ramassa et suivit l’inconnu jusqu’auprès de Saint-Paul, où il le vit monter en fiacre et s’échapper. Il paraît même que le gouvernement, qui n’était pas astreint à la même discrétion que l’imprimeur, ne fut pas plus curieux, ou que ses recherches ne furent pas plus heureuses. La petite poste, que ne craignaient pas d’employer Woodfall et Junius, ne trahit rien de ce qu’on lui confiait, et il a été raconté depuis que lord North disait que l’on avait suivi le transport des