Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/1080

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maigre chair pour dix-huit cents hommes ; aussi, bien qu’il fût parvenu à titrer sa troupe d’embarras, le général de Lamoricière avait pas moins conservé une rude dent contre le lion. — C’est bon ! c’est bon ! disait-il, tu es venu me tourmenter rira bien qui rira le dernier. — Comme il repassait à quelque temps de là, au même endroit, il y fit placer une embuscade et attacher un bœuf. Le bœuf mugit, le lion l’entendit, il avait faim, et, par un beau clair de lune, se mit tranquillement en route, pour chercher le repas que la Providence lui envoyait. Arrivé à vingt pas du bœuf, il s’étendit les pattes en avant, se lécha les barbes de plaisir, rugit, puis tout à coup, d’un bond, il sauta dessus et lui arracha une épaule avec sa griffe ; mais à ce moment cinq coups de feu partirent, et le lion, frappé au cœur, roula en poussant un rugissement terrible. Sa peau, trophée de vengeance, fut envoyée au Château-Neuf, et depuis, les lions s’étant raconté l’aventure, ils n’osèrent plus jamais s’attaquer à la colonne du général de Lamoricière. — Telle fut, du moins, la morale ajoutée par le conteur.

Ce jour-là, nous fîmes la grande halte près de sources d’eau chaude, dans un des sites les plus originaux que l’on puisse rencontrer. Aux alentours le terrain est sombre, pierreux, le sol rougeâtre, et les oliviers au noir feuillage couvrent les collines. L’aspect de ce bassin est d’une grande tristesse. Tout à coup, au détour de la route, la baguette d’une fée semble dresser devant vous un jardin de délices. Des palmiers énormes s’élancent de leurs rachées séculaires, liés les uns aux autres par les lianes et les pampres des grandes vignes, et, sous ce dôme de verdure, les eaux bouillonnantes viennent baigner le pied des arbres gigantesques. L’imagination d’un poète en ses jours de caprice n’a jamais rien inventé de plus séduisant. Il semble toujours lorsqu’on se trouve sous ces ombrages enchantés qu’un génie mystérieux va vous apparaître. Si vous entendiez jamais Mouby-Ismaël, l’officier douair, vous raconter la légende qui court sur ce bois de palmiers, vous seriez saisi de compassion. Voyez plutôt :

Aux siècles passés, les rois de Tlemcen eurent des relations avec les lapidès[1]. Ces rois, qui se nommaient les Ben-Meriin, et qui venaient de l’ouest, expliquaient le langage du tonnerre, et par des combinaisons mystérieuses de chiffres, ou en jetant du sable sur une table noire, ils prédisaient l’avenir, châtiant ceux qui les avaient offensés à l’aide du démon leur allié. Or, il arriva que l’un des Beni-Mériin fut frappé par le regard d’une jeune fille qu’il rencontra un jour sur les bords de la Tafna, comme elle s’en venait puiser l’eau. Fier de sa puissance, il crut qu’un mot lui donnerait une nouvelle esclave, mais la jeune fille avait livré son cœur à un guerrier de sa tribu, et les paroles dorées du

  1. Dans la croyance musulmane, les anges rebelles furent précipités du ciel à coups de pierre. De là le nom de lapidé donné aux démons.