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rester à l’endroit des œuvres du prochain ? Cachés au fond d’une baignoire, ils assistent à chacune des représentation du chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre en dût-il avoir trois cents, et les beautés toujours nouvelles. qu’ils y découvrent les émerveillent de soir en soir plus délicieusement ; puis, quand on a bien épuisé dans une ville la coupe du succès, on s’en va recommencer à s’enivrer ailleurs des mêmes sensations, et poursuivre à Vienne et à Berlin, pendant des années, cette étude approfondie et persévérante de son propre génie, ce (deux mots grecs) socratique entamé à Paris et dont il paraît, rien sous le ciel n’a le pouvoir de vous distraire. Arrive ensuite l’heure de la composition, et le public certes aura droit de compter sur une œuvre au moins originale. Qui pourrait-on en effet imiter après avoir vécu de la sorte dans l’exclusive fréquentation de sa pensée ? Les anciens maîtres ? On les a oubliés dès long-temps. Les nouveaux ? On les ignore. On tire de son propre fonds, on refait son dernier ouvrage, et ainsi de suite jusqu’à la fin des siècles.

M. Spontini appartenait à cette famille de musiciens qui ne tiennent aucun compte je ne dirai pas du progrès des temps (comment oser employer ce mot après le ridicule et déplorable abus qu’on en a fait ?) mais du mouvement de l’art et de ses modifications. Ainsi que nous l’observions tout à l’heure, depuis 1807 son esprit n’avait plus bougé. Nous craindrions d’avancer qu’il eût une opinion quelconque de Rossini : s’il en savait quelque chose, c’était par ouï dire, par rencontre, un motif saisi au hasard, un fragment entendu sans y prendre garde un jour peut-être qu’il lui était advenu d’arriver trop tôt à la Vestale !

On s’est demandé très souvent ce que devenait dans les bois la dépouille des oiseaux morts ; il est un phénomène qui, selon nous, ne mérite pas moins de fixer l’attention des physiologistes du théâtre : où sont par exemple les compositeurs en renom tandis qu’on exécute les partitions de leurs confrères ? Vous est-il fréquemment arrivé de rencontrer à l’orchestre de l’Opéra beaucoup de musiciens illustres venus là pour se rendre compte sincèrement et en conscience d’un ouvrage qui ne les touche en rien, si ce n’est à l’endroit de la question d’art, et se laisser émouvoir musicalement en dehors de toute préoccupation d’amour-propre ou d’intérêt personnel ? On vit absorbé en soi ; on s’isole dans le culte absolu de son imagination, et pour le reste on n’a qu’indifférence et dédain. Au milieu de tant de beaux talens que leur égoïsme dessèche, de tant de renommées s’enivrant d’elles-mêmes, qui me montrera le véritable artiste, l’esprit assez libre, assez fort, assez dégagé d’illusions et de sotte morgue pour estimer ses inventions à leur valeur et ne point s’obstiner à voir dans son moindre produit un de ces soleils de l’intelligence humaine autour desquels gravitent les efforts de trois générations ? Parler simplement de qu’on écrit ; ou, ce qui est mieux, n’en point parler du tout, goûter la musique des autres et, par momens, oublier la sienne, parmi les grands maîtres contemporains en savez-vous beaucoup qui donnent un pareil exemple ? Beaucoup n’est pas le mot ; cependant, Dieu merci, le cas existe, mais il existe surtout chez des hommes qui, en abordant de front la carrière des arts, ont su se ménager au dehors des intérêts et des distractions, chez des hommes qui, en acceptant le côté magnifique de cette vie de créations et de combats, sont su, à force de goût naturel et de supériorité de caractère, en éloigner d’eux les dévorantes passions. Je ne sais qui a dit que, pour vivre long-temps, il fallait avoir