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était telle que ses frères même, devenus rois, cessaient d’être pour lui de fidèles alliés. Jamais le vœ soli de l’Écriture n’avait reçu une si terrible application. Volontairement sorti de la grande communion des peuples et de la sphère haute et sereine où Dieu l’avait placé pour demeurer la plus resplendissante image du droit dans la force, il était condamné à marcher toujours jusqu’à l’instant où se dresserait devant lui la muraille de glace destinée à préserver la liberté du monde. Ajouter des provinces à des provinces était facile au conquérant tant que durait la veine de sa fortune ; mais régir par des préfets français Rome et Hambourg, soumettre les races les plus dissemblables par l’origine, par la langue et par le génie à la même administration que les Champenois et les Limousins, et dans un siècle dont le caractère spécial sera le réveil des nationalités endormies, attaquer de front le principe même de toutes les nationalités, c’était une de ces tentatives désespérées qu’un homme de génie ne poursuit que lorsqu’il a cessé d’être libre dans sa conduite pour avoir abusé de sa fortune.

L’œuvre la moins sérieuse que l’on puisse se proposer est assurément une tentative pour systématiser l’accumulation d’accidens et de violences dont l’ensemble a constitué durant dix ans la politique impériale. Quelques efforts qu’ait faits le grand homme enchaîné sur son rocher pour persuader au monde et pour se persuader à lui-même qu’il suivait le cours d’une pensée féconde, il est manifeste que la plupart de ses actes étaient imposés au dominateur de l’Europe par la fatalité de la position qu’il s’était faite. Son organisation prétendue fédérale du continent, sous la suzeraineté de la France, n’était qu’un château de cartes cimenté avec du sang. Il ne fut pas même nécessaire de l’attaquer pour l’abattre. Lorsque Dieu jugea l’instant venu de montrer la vanité de cette orgueilleuse folie, il n’eut qu’à abaisser le thermomètre de quelques degrés, et c’en fut assez pour en finir. Les rois et les peuples vaincus qu’il traînait au fond du Nord comme les auxiliaires de sa puissance et les ôtages de sa sécurité, se trouvèrent à point nommé tout prêts et comme providentiellement convoqués par lui-même pour la vengeance. Ils n’eurent qu’à retourner contre leur oppresseur les armes qu’il les avait contraints de prendre, et la délivrance de l’Europe fut consommée.

Napoléon n’a pas succombé, quoi qu’en ait dit un parti, pour n’avoir pas été un souverain légitime ; il est tombé pour avoir entrepris une œuvre coupable et pour s’être heurté contre l’irrésistible nature des choses. Eût-il été son petit-fils, que sa tentative aurait amené sa chute ; et, tout artisan de sa fortune qu’il était, sa maison aurait eu plus de chances de consolidation et de durée que les deux autres dynasties, s’il était demeuré fidèle, à la politique qui l’avait fait roi, politique qui se