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cette résolution fut arrêtée, M. Dupont de Bussac donna par écrit sa démission de membre de la commission. C’était le 23, à neuf heures du matin.

Telle fut donc, dans cette sanglante page de notre histoire, la part vraie qui appartient à chacun. Au début de la question, l’alarme est égale chez les uns et chez les autres : le mal ne fait l’objet d’un doute pour personne, tout le monde se met à l’œuvre en commun ; mais, dès qu’il faut agir, les uns avancent, les autres se démettent. Les hommes qui ont conduit la république au bord de cet abîme sont les plus empressés à l’y délaisser ; ce sont, la veille du combat, des réactionnaires tels que MM. Charles Dupin, Buffet, Aylies, Hubert de Lisle, qui arment moralement le général Cavaignac ; ce sont eux qui s’effacent volontairement, non pendant le combat, mais le lendemain de la victoire, pour laisser au gouvernement, qui en témoignait un très vif désir, le mérite de cette dissolution. On croit généralement aujourd’hui que la dissolution fut votée avant le 23 juin ; elle ne le fut qu’aux premiers jours de juillet et sur la demande expresse du nouveau pouvoir. C’est à mesure que ces cruels souvenirs s’effacent, que chacun prend la position qui s’accommode à ses prétentions : M. Goudchaux, ministre du général Cavaignac, revendiquait à la tribune l’honneur d’avoir participé à cette grande mesure ; mais lorsque je suis violemment accusé, aux derniers jours de la constituante, d’avoir de sang-froid provoqué la guerre civile, M. Dupont (de Bussac) applaudit, et M. Goudchaux se tait.

Ma tâche sera remplie telle que je l’envisage lorsque j’aurai rendu compte de quelques détails également travestis et devenus méconnaissables dans les premières relations de la rue de Poitiers et du général Cavaignac. Par le temps surchargé de drame où nous vivons, je suis convaincu que l’évocation de la rue de Poitiers réveillera beaucoup de lecteurs en sursaut, comme pourrait le faire une ressouvenance du ministère Martignac ou de la salle à manger de M. de Peyronnet. Il est bien vrai cependant qu’il y a deux ans à peine. c’est-à-dire au 28 juin 1848, au lendemain de la plus cruelle bataille qui se soit livrée dans la capitale d’aucun peuple civilisé, la réunion dite de la rue de Poitiers tenait dans ses mains la clé officielle des destinées parlementaires de la France. On a dit beaucoup alors, mais surtout depuis, que la réunion de la rue de Poitiers avait trahi une convoitise empressée du pouvoir, et que pour avoir éconduit ses candidats au ministère, le général Cavaignac avait promptement encouru sa disgrace. M. Carnot, dans une brochure, se pose même, sans déguisement, comme une victime de ces ténébreuses rancunes[1].

  1. On a aussi accusé la rue de Poitiers d’avoir soldé les journées de juin. Heureusement M. Proudhon voulut bien réfuter cette accusation devant la commission d’enquête : « Le 23 juin, j’avais cru, dit-il, que c’était une conspiration de prétendans s’appuyant sur des ouvriers des ateliers nationaux. J’étais trompé comme les autres. Le lendemain j’ai été convaincu que l’insurrection était socialiste. Les ateliers nationaux n’en ont été que la cause occasionnelle… La cause première, déterminante de l’insurrection, c’est la question sociale, la crise sociale, le travail, les idées. Il m’en coûte de le dire, moi qui suis socialiste. »