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Mengs avaient remis en faveur les statues antiques et les tableaux italiens du temps de la renaissance ; Canova en imitant les unes, Morghen en gravant les autres, ne pouvaient manquer de plaire, même abstraction faite de leur propre habileté, et c’est sans doute au choix qu’ils firent de leurs modèles qu’il convient d’attribuer l’immense réputation dont ils jouirent tous les deux. Élève et gendre de Volpato, dont on connaît les molles estampes d’après les Stanze de Raphaël, Morghen partagea avec cet artiste débile le privilège de reproduire des œuvres admirables qui, depuis les grands maîtres, n’avaient plus été gravées, ou qui ne l’avaient été à aucune époque. Cela seul donne quelque prix à ses planches défectueuses. La gravure de la Cène, par exemple, retrace-t-elle autre chose que les lignes g générales de la composition et le geste de chaque figure ? On la regarde comme on écoute un mauvais acteur récitant des vers sublimes, parce que la pensée élu maître se sent encore malgré l’intermédiaire qui en altère les formes ; mais, hormis ce genre de beauté qui consiste dans la portée morale de l’ensemble et qu’il ne pouvait anéantir, Morghen n’a rien su conserver dans son travail du caractère de l’original. Que dire de la tête du Christ, restaurée par le graveur comme celles des apôtres, et que n’éclaire pas la plus faible lueur de sentiment ? Comment ne pas être choqué de cette manœuvre prétentieuse, de cette inintelligence de l’expression, quand on se rappelle la perfection du style de Léonard ? Pour comprendre la Cène, il faut voir à Milan cette peinture incomparable que M. Gustave Planche a dignement qualifiée en l’appelant « l’effort suprême du génie humain ; » chercher à l’étudier dans l’estampe de Morghen est le plus sûr moyen d’en concevoir une idée fausse : c’est vouloir juger de la poésie d’Homère par la traduction de Bitaubé. Au reste, en substituant sa propre manière à celle de Léonard, Morghen n’a fait que traiter l’auteur de la Cène comme il avait coutume de traiter tous les grands maîtres. Qu’il ait eu à interpréter Raphaël ou Poussin, Andrea del Sarto ou Corrège, toujours il a gravé uniformément les œuvres les plus opposées, et réduit aux proportions de son invariable médiocrité la supériorité de ses modèles. Il serait injuste sans doute de ne pas lui tenir quelque compte d’une certaine habileté matérielle ; mais il y aurait plus d’injustice encore à approuver ce laisser aller excessif, cette insuffisance du dessin et de l’effet, ce dédain systématique de tout effort, en un mot tous les témoignages d’une facilité vaniteuse qui ne s’humilie pas devant le génie. — Morghen jouit jusqu’au dernier moment de la brillante réputation que lui avaient value de bonne heure sa fécondité et le patriotisme des Italiens. Établi à Florence, où l’avait attiré le grand-duc Ferdinand III, il y resta tant que dura l’occupation française, et, beaucoup moins implacable que ne l’était alors Alfieri, il ne repoussa ni les hommages ni les faveurs de