Il y eut un instant formidable au milieu de l’histoire à laquelle nous sommes encore en train d’ajouter des pages dont nul ne saurait lire d’avance la dernière, un instant ou du moins on eût pu dire à bon droit : L’empire est fait ! Ce fut lorsque six millions de suffrages encouragés ou conduits par la plupart des chefs qui restaient au pays allèrent se donner à quelqu’un dont on ignorait tout, si ce n’est qu’il se nommait Bonaparte, et qu’il professait pour son nom cette aveugle foi qui le lança les yeux bandés sur le pavé de Strasbourg et sur la plage de Boulogne. Certes, on avait sujet d’appréhender en ce temps-là que de cette ère inconnue vers laquelle on était comme précipité par un choix pareil, il ne sortit trop tôt quelque fantasmagorie désastreuse. La pratique de ces deux années où l’on s’est abordé de si près, où l’on s’est tâté de toutes parts sur toutes les limites du terrain constitutionnel, l’expérience de la réalité a tué la fantasmagorie. On s’est aperçu qu’il y avait une force qu’on ne soupçonnait pas dans le texte de cette constitution mal venue, rédigée sans illusion, acceptée sans amour : c’est que, si mauvaise et si imparfaite que fût la loi, elle était pourtant la loi écrite, et à ce titre une barrière matérielle contre toutes les surprises qu’on pouvait tenter en un sens ou dans l’autre de par la loi, beaucoup plus arbitraire, du salut public. On s’est accoutumé à vivre derrière cet abri précaire, qui s’est bientôt trouvé moins fragile à mesure qu’on en a plus usé. On s’est habitué au régime, il est vrai, trop équivoque d’une situation fausse, parce qu’on a démêlé peu à peu qu’il était encore moins fâcheux de la subir que d’aspirer à la changer par un coup de théâtre ou par un coup de main. Les ames certainement ne sont pas aujourd’hui des plus fières, la résistance au succès n’est pas selon leur tempérament ; mais encore faut-il que le succès n’effarouche pas ces tempéramens amollis en se produisant avec un fracas qui les ébranlerait trop. L’empire serait ce fracas dont tout le monde se gare. Par un revirement étrange, l’opinion, qui semblait pousser aux témérités et aux aventures le prétendant impérial qu’elle avait imposé pour président à la jeune république, l’opinion lui a su gré de ne s’être pas risqué davantage en dehors de cette légalité contre laquelle son avènement même pouvait paraître une protestation. Tout ce que le président a gagné dans l’opinion, et il a gagné beaucoup, c’est l’empire qui l’a perdu, et il n’a jamais gagné que là où il donnait tort à l’empire.
On s’explique cependant qu’entre les deux phases contradictoires de sa fortune, il ait été souvent indécis. L’entraînement populaire l’avait appelé parce qu’il était un neveu d’empereur ; l’humeur de plus en plus rassise du public lui demandait, après le premier élan, de n’être plus qu’un citoyen, plus même qu’un sage. Faut-il s’étonner qu’il n’ait pas tout de suite et tout d’un trait pris son parti de la sagesse ? Oui, sans doute, il est revenu à plusieurs fois poser la question devant ce public obscur ; il a eu plusieurs fois la velléité de savoir si c’était toujours la réminiscence impériale qu’on saluait en lui, puisque c’était cela qu’on avait d’abord acclamé ; il a posé la question dans le message du 31 octobre, dans telle ou telle de ses pérégrinations officielles ; peut-être la posait-il encore à Satory. Qu’il eût mieux valu s’abstenir et ne pas faire montre d’une curiosité si opiniâtre, oui, pour sûr ; il vaudrait toujours mieux que chacun fût un modèle accompli de discrétion et de prudence. Que ces interrogations scabreuses aient été de bons points acquis à la cause de l’empire, le président n’a pu