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REVUE. — CHRONIQUE.

gistrales, prend le style de Cherubini pour nous conter une anecdote russe. Je ne sais ce que l’art peut avoir à gagner à de pareilles confusions ; toujours est-il que le chassé-croisé a du piquant et méritait mieux du public, lequel me semble n’y point trop prendre goût, quoi qu’en disent certains journaux, dont je doute fort que la conviction égale l’enthousiasme.

Nous n’avons point entendu la Tempesta et ne connaissons jusqu’ici cet ouvrage que par la célébrité que lui ont faite dans toute l’Europe les fantastiques annonces de M. Lumley. Appeler M. Scribe à Londres tout exprès pour lui faire composer un opéra avec une pièce de Shakspeare était une idée digne de réussir, par son originalité, chez un peuple aussi original que l’est en matière musicale le peuple britannique ; car, chez nous, la plaisanterie aurait moins de succès, et nous ne comprendrions guère en France que M. Nestor Roqueplan convoquât Bulwer, par exemple, ou tout autre, pour lui proposer au prix de 25,000 livres d’arranger le George Dandin de Molière en libretto. — Mais revenons à M. Halévy. Nous entendrons la Tempesta cet hiver, puisqu’on nous la promet à Ventadour, et nous nous permettrons de la juger alors en toute liberté d’esprit, absolument comme si nul autre que Shakspeare n’en eût écrit le poème, et comme si M. Lumley n’avait pas dépensé 50,000 fr. pour obtenir ce chef-d’œuvre de ses auteurs, et 20,000 autres francs pour les festoyer, au vu et su de l’univers entier, en toute sorte de noces de Gamache dignes d’un lord-maire qu’on installe. En attendant, la Tempesta, pour nous, ne compte que pour nombre, et nous n’y voyons qu’une partition de plus dans le bagage de M. Halévy. — Quatre partitions en deux ans ! les plus féconds cerveaux ne rapportent pas davantage. Que dire lorsque ce phénomène se produit chez un esprit qu’avec la meilleure volonté du monde, et en lui rendant sur d’autres points toute justice, on ne saurait cependant reconnaître comme étant doué de très merveilleuses qualités natives ? Passe pour la fécondité des mélodistes ? Que Donizetti ou M. Auber multiplient outre mesure leurs productions, bien qu’à regret, on le conçoit encore ; mais cet esprit méthodique, cette érudition laborieuse qui n’est parvenue à la renommée qu’en amassant dans les veilles et le recueillement un capital d’idées quelconque étendu ensuite à l’infini, grace aux mille artifices que l’algèbre du Conservatoire fournit à ses pieux adeptes, comment fera-t-il sans cette économie qui était sa force ?

Pour moi, je l’avouerai, rien ne m’effraie comme les improvisations d’un génie dont le caractère est de sentir l’huile, comme ces carrés de notes symétriques manœuvrant avec toute l’expérience, parfois aussi avec toute la pesanteur des gros bataillons. Évidemment les conditions du talent de M. Halévy ne sont point dans un pareil excès de productivité. À ce métier, il a déjà mangé son propre fonds, et bientôt, s’il n’y met bon ordre, à cet autre enfant prodigue les trésors du Conservatoire ne suffiront plus. Le peu de mélodie qui lui restait après la Juive et l’Éclair, et tant d’autres partitions plus ou moins médiocres, qu’on ne saurait en aucune façon comparer aux deux ouvrages que je viens de citer, le peu de mélodie qui lui restait, M. Halévy l’avait mis dans le Val d’Andorre, où nous avons vu sa sève assez débile s’épanouir à l’air vivifiant des Pyrénées. Depuis cet opéra, d’une inspiration agréable et l’un de ceux qui survivront dans le répertoire de ce maître, on ne saurait, hélas ! que constater la plus déplorable absence d’imagination dans les ouvrages de M. Halévy qui se sont succédé à des intervalles si rapprochés. Ce dénûment absolu d’idées