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de s’expatrier. La saison était assez avancée ; les neiges rendaient ce passage dangereux et surtout pénible. Mes compagnons exhortèrent Pepita à rester à Mendoza jusqu’au printemps : n’était-elle pas certaine de nous retrouver à Santiago ? « Non, non. répondit-elle ; qui soignerait Mateo dans la montagne ? » Elle s’occupa elle-même avec activité des préparatifs du départ. Le Chili et sa vallée du paradis, — Valparaiso, — nous apparaissaient, à Pepita surtout, comme une terre de salut qu’il fallait gagner au plus vite pour y oublier nos misères et nous reposer de nos fatigues. Nous partîmes enfin, pourvus de couvertures et de peaux de moutons pour nous abriter contre le froid ; quant à nos armes, nous les abandonnâmes comme un poids inutile : nous n’avions désormais à nous défendre que contre les rigueurs de l’hiver. Tout alla bien jusqu’à ce que nous eussions atteint la région des neiges ; mais là de nouvelles épreuves nous attendaient. Il s’agissait d’abandonner nos montures et de gravir à pied, en portant des sacs de provisions et de combustible sur nos épaules, ces montagnes gigantesques coupées de précipices et de torrens, et glacées presque jusqu’à la base. Chacun de nous s’enveloppa les jambes de fourrures et noua un mouchoir autour de ses oreilles. Outre les provisions, qui pesaient bien une vingtaine de livres, nous traînions avec nous nos brides et nos selles ; on nous eût pris pour des cavaliers démontés que le gros de l’armée a laissés en arrière, et qui suivent de loin pliant sous le poids du butin. Pepita, le visage et le cou enveloppés d’un grand châle, marchait bravement à mes côtés sans se plaindre de la fatigue. Quand nous avions à gravir un roc escarpé, tapissé d’une neige épaisse, elle s’élançait en riant à la tête de la colonne, puis, arrivée au sommet, elle redescendait à pas précipités, sautant d’une pierre sur l’autre comme une chèvre. Nous avions beau lui dire de ménager ses forces, rien ne l’arrêtait : elle avait juré de découvrir la première les vallées du Chili.

Pendant trois jours, nous avançâmes ainsi. Vingt fois nous tombâmes sur la neige durcie par la gelée, vingt fois nous faillîmes rouler dans les précipices entr’ouverts sous nos pas et au fond desquels nous entendions mugir sous des ponts de glace des torrens furieux. Les seuls êtres vivans qui se montrassent à nos regards étaient de grands condors qui planaient tristement sur ces mornes solitudes et se posaient, pour nous voir passer, sur des pics couverts de glaces éternelles. Nous touchions enfin le pied de la Cumbre, dernière cime qui nous restât à gravir avant de redescendre vers des climats plus doux et de toucher cette terre chilienne si ardemment désirée. Il soufflait un vent glacial, des tourbillons de neige commençaient à tomber ; il devenait douteux que nous pussions accomplir le lendemain l’ascension à la Cumbre. Nous campâmes de bonne heure dans la petite hutte qui porte le triste nom de casucha de calavera, — la cabane de la tête de mort. Afin de