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ranimer nos membres engourdis, nous fîmes chauffer le peu de vin que contenaient encore nos cornes de bœuf, et, après l’avoir bu, nous nous couchâmes sur nos couvertures. Pepa était si lasse qu’elle s’endormit en posant sa tête sur son sac de voyage. Craignant que le froid trop vif de la nuit ne l’incommodât pendant son sommeil, je jetai doucement mon poncho sur ses pieds ; que de fois elle m’avait rendu pareil service !

Vers minuit, un de mes compagnons sortit pour examiner le temps. Le vent n’avait rien perdu de sa violence, mais il ne neigeait pas ; on apercevait les étoiles qui brillaient d’une vive clarté. Nous nous consultâmes pour savoir si nous devions partir à l’instant même ou attendre le jour. La réverbération du soleil sur la neige avait tellement fatigué nos yeux, que nous avions pris le parti de marcher dans l’obscurité toutes les fois que la route n’offrait pas de danger réel. Il nous sembla que nous pourrions sans difficulté aborder au milieu des ténèbres cette rampe, presque perpendiculaire à la vérité, mais qui ne cachait aucun précipice. Le désir que nous ressentions de franchir la frontière et de poser le pied sur la Cumbre, — qui marque la limite entre les provinces Argentines et le Chili, — l’emporta sur la prudence. On donna le signal du départ. En quelques minutes nous fûmes debout ; Pepa s’éveilla, roula ses couvertures et les jeta sur son dos par-dessus son petit havresac. Je remarquai que ses pieds étaient enflés et qu’elle marchait avec un peu de peine. — Ce n’est rien, répondit-elle avec un sourire. Le voyage tire à sa fin ; je me reposerai bientôt ! — Et elle se mit à courir lestement comme pour me prouver qu’elle était de force à me suivre.

Nous commençâmes à monter ; un épais brouillard chassé par le vent nous enveloppa bientôt. Nous ne voyions plus les étoiles ; tout était blanc comme un linceul autour de nous : le ciel, la terre et les montagnes. Cette brume compacte, qui tombait sur nous par rafales, oppressait nos poitrines ; peu à peu elle se changea en une pluie glacée qui nous fouettait la face en nous piquant la peau comme des pointes d’aiguilles. Nous cheminions dans un morne silence, courbés sur nos bâtons, nous aidant parfois du coude et du genou. Je me trouvais si las, que je croyais rêver ; je ne sentais plus mon corps, la tête me faisait grand mal. À quelques pas de moi, j’entendais la neige glacée craquer doucement sous les pieds de Pepita, et je la voyais marcher auprès de moi, comme mon ombre. La pluie fine qui nous tourmentait ne tarda pas à se condenser en neige ; à mesure que nous nous élevions, elle tombait plus serrée, nous enveloppait de ses flocons et tourbillonnait avec une violence croissante : elle s’amoncelait si vite autour de nous, qu’elle menaçait d’ensevelir celui que la lassitude eût contraint de s’arrêter dans sa course. Cependant il n’y avait plus