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de l’opium forme-t-il, après l’impôt territorial, l’article le plus important du revenu de l’Inde. C’est une recette désormais indispensable, surtout en présence des frais de guerre qui ont grevé le budget de Calcutta depuis la conquête du Scinde. On comprend que, pour la conserver, l’Angleterre ait envoyé contre le Céleste Empire une flotte et une armée.

Il s’exporte en outre de Bombay de fortes quantités d’opium provenant du district de Malwa, et sur lesquelles la Compagnie perçoit un droit de sortie. En résumé, on estime que le Céleste Empire achète annuellement à l’Inde de 120 à 140 millions d’opium, et ce trafic repose sur la contrebande ! Il faut aller en Chine pour voir de pareilles choses.

C’est ainsi que la Grande-Bretagne, après avoir, au moment décisif, employé la force et renversé brutalement les hautes barrières qui s’élevaient entre les deux civilisations, ou plutôt (car son but était moins noble) entre les cotons de l’Inde et les thés de la Chine, s’est pliée de bonne grace aux incertitudes, aux craintes, aux biais d’une politique qui ne voulait point se déshonorer à ses propres yeux par une con descendance trop facile, et qui consentait à tempérer par la tolérance une contrebande condamnée encore par la pompeuse phraséologie des lois. Le libre commerce de l’opium n’est plus qu’une affaire de temps ; il sera consacré un jour ou l’autre par la réflexion de l’intérêt chinois.

L’Angleterre a donc cessé de concentrer sur le Céleste Empire ses grandes visées d’ambition et l’ardeur de son entreprise : à quoi bon s’épuiserait-elle à enfoncer une porte entre-bâillée aujourd’hui et destinée à s’ouvrir demain ? Il y a, au fond de l’Asie, d’autres empires où l’Europe n’a pas encore planté son drapeau ; c’est là que l’Angleterre porte en ce moment ses regards. L’Inde et la Chine ne sont pour elle que les points extrêmes de la ligne qu’elle entend soumettre à son commerce, à son influence politique, et cette ligne traverse deux vastes royaumes, Siam et la Cochinchine, pays à peine explorés, riches cependant, et voués tôt ou tard à l’exploitation européenne. Pendant les trois années qui viennent de s’écouler, le gouvernement de l’Inde, obéissant aux inspirations directes du cabinet britannique, a renouvelé sur ces deux points des tentatives qui, en d’autres temps, avaient à peu près échoué. Le fondateur de la colonie de Labuan, le rajah Brooke, s’est rendu à Bangkok pour négocier une convention commerciale. De son côté, le gouverneur de Hong-kong abordait dans la baie de Tourane, tout émue encore de la facile victoire qu’y ont remportée en 1847 deux navires français, la Gloire et la Victorieuse ; il venait offrir sa protection à l’empereur de Cochinchine et solliciter en échange l’ouverture de communications régulières. Cette double campagne de l’ambition anglaise n’a pas été couronnée de succès. Il faut attendre des temps meilleurs, une occasion plus propice que l’on saura bien provoquer, si elle ne se présente pas assez tôt par la pente naturelle des événemens ; mais, dès à présent, il n’y a pas à se méprendre sur les tendances, sur les intentions, sur la volonté ferme et nette de la Grande-Bretagne. La nation qui, maîtresse de l’Inde, s’est emparée successivement de Singapore, de Poulo-pinang, de Hong-kong, de Labuan cette nation qui par étapes, tantôt lentes et courtes tantôt longues et rapides, s’avance incessamment vers les confins de l’Asie, l’Angleterre, aspire à la domination complète de l’extrême orient.