Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/762

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

concevoir un plan d’attaque générale, ils avaient seulement, par les excès de l’industrialisme, fait éclater au grand jour les tristes passions de la foule, cette soif de jouissances, cette fièvre de l’affaissement cette avidité d’émotions brutales, toutes ces misères enfin qui accusaient l’affaissement de la société et appelaient les châtimens de la justice d’en haut. En Allemagne, il y eut peut-être quelque chose de plus : ce sont les romanciers à la mode qui entreprirent, il y a une quinzaine d’années, le siége de la société elle-même. L’entreprise, il est vrai, fut pauvrement conduite : les démolisseurs étaient plus ridicules que redoutables ; les conséquences pourtant n’en furent pas moins graves, car l’exemple une fois donné et le signal de la lutte jeté à son de trompe, des ennemis violens vinrent bientôt prendre la place des prétentieux conteurs. Aujourd’hui quelques-uns de ces révolutionnaires de 1835, quelques-uns des chefs congédiés de la jeune Allemagne, ont l’air de tenter une campagne d’un nouveau genre. Ils nous avaient emprunté, après 1830, les inspirations fébriles qui animaient la littérature d’alors : ils veulent, après 1848, imiter les fabricans de contes dont le commerce, réduit désormais à néant, avait pris un accroissement si considérable dans les dernières années de la monarchie. Voilà une idée qui ne semble guère opportune ! Le roman-feuilleton, plus vieux aujourd’hui que les plus vieilles modes, est-il destiné à retrouver en Allemagne les lecteurs qui l’abandonnent ici ? Il n’y a pas lieu de le craindre. M. Charles Gutzkow, qui conserve encore, comme aux beaux temps de la jeune Allemagne, une sorte d’autorité sur tout un groupe d’écrivains, est le premier qui ait imaginé d’introduire dans son pays le mal dont nous sommes enfin débarrassés. Il ne paraît pas cependant que son roman, les Chevaliers de l’Esprit, doive fort encourager ceux qui s’intéressent à cette tentative. L’auteur lui-même éprouve des doutes qui l’inquiètent, et il adresse dans sa préface cette singulière homélie au public : « C’est un long et lointain voyage, cher lecteur, que je viens te proposer ici. Arme-toi de patience ; réserve-toi, je t’en supplie, bien des matinées sans travail ; prépare surtout ta mémoire, une bonne et tenace mémoire qui ne laisse rien échapper. Ne va pas oublier demain ce que je t’ai raconté aujourd’hui. Ne va pas te décourager si je fais s’allonger sous tes pas des plaines à perte de vue, si ton chemin se resserre dans les gorges des montagnes par de périlleux et interminables défilés, ou bien si la grande route semble se perdre subitement dans les nuages. » Nous sommes-nous trompé par hasard ? Cette recommandation naïve ne serait-elle pas une malice ? M. Gutzkow, en homme d’esprit, a-t-il voulu faire la satire de la littérature à la toise, tout en se donnant l’air de la prendre au sérieux ? On m’assure qu’il n’en est rien. Qu’importe ? une satire qu’on écrit sans le vouloir n’en est souvent que plus piquante et plus instructive. Je me garderai bien de juger une œuvre jusqu’à présent très fastidieuse un récit froid et embrouille, dont le public ne connaît encore que la dixième partie. Je suis heureux seulement d’en titrer un bon présage, et j’espère plus que jamais, après la lecture du premier volume, que l’Allemagne échappera au péril. N’est-ce pas un grave péril en effet ? Au milieu de la confusion des doctrines, au milieu des erreurs sans nombre que propage une philosophie désastreuse, ne faut-il pas que les plus fermes esprits redoublent de sévérité, que l’écrivain digne de ce nom ne livre jamais rien au hasard ? Substituer les caprices de l’improvisation quotidienne