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Page:Revue des Deux Mondes - 1851 - tome 9.djvu/771

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impudiques ? Que faire ? quel parti prendre ? comment sauver son cher trésor ? C’est là-dessus que le vieux Thomas et sa femme délibèrent, et cette sollicitude prévoyante et tendre, cette délibération inquiète au milieu du tumulte de la foule offre une scène pleine de grace. Ils se décident enfin : Thomas a un fils adoptif, un jeune orphelin, Adam, qu’il a recueilli, qu’il a élevé, qui est devenu le frère d’Éva, et qui, âgé d’une vingtaine d’années aujourd’hui, est le plus intrépide chasseur de la contrée, comme il en est le cœur le plus loyal ; Thomas lui confiera la garde d’Éva : Pars, lui dit-il, conduis ta sœur à l’endroit le plus sombre de la forêt ; tu trouveras là ma hutte, une vieille hutte abandonnée où mon père le bûcheron a passé sa vie, et, tant que ces sauvages soldats couvriront le pays, tu ne t’écarteras pas de ta retraite. — C’est la peinture de cette retraite, c’est le tableau de cette innocence gracieuse qui forme l’idylle de M. Hartmann ; et il a déployé, il faut le dire, toutes les ressources d’une imagination pure et d’une poésie charmante. On y respire maintes émanations saines et vivaces ; les fraîches odeurs de la forêt, les voix confuses de la vallée, la rustique beauté de cette solitude, tout cela est habilement rendu. La lutte d’Adam et du loup, les simples causeries dans lesquelles le jeune homme explique à Éva une sorte d’histoire naturelle, sont des tableaux vrais et exécutés avec art. Je regrette de ne pouvoir donner les mêmes éloges à l’épisode du moine Camillus. Ce moine a été naguère l’un des partisans, l’un des soldats de la révolution française. Plus tard, forcé de rentrer dans son pays et de dissimuler ses ardentes sympathies pour l’affranchissement de l’Europe, il a cherché un asile dans une abbaye ; c’est lui qui vient chaque jour, durant ses longues promenades, s’entretenir avec les deux enfans. L’invention n’est pas heureuse, et cette figure louche au milieu de la riante idylle nous en gâte la tranquille harmonie. Peu à peu, à la grâce enfantine des premiers chants succèdent des émotions plus hautes, des sentimens confus s’éveillent dans l’ame d’Éva, et l’auteur, qui n’a pas lu avec indifférence l’incomparable églogue de Bernardin de Saint-Pierre, essaie de lui dérober ses tableaux. Peindre le trouble naïf, les chastes et timides élans d’un cœur qui s’éveille, c’est une tâche difficile après Paul et Virginie ; M. Hartmann a trouvé dans ce sujet délicat de gracieux motifs et des inspirations qui lui sont propres.

Voilà donc une œuvre où brillent des mérites vrais, où la peinture du cœur humain et de ses passions n’est pas rejetée avec dédain, où les conditions essentielles de la beauté poétique ne sont pas sacrifiées à la rhétorique des partis. — Quelle muse invoquerai-je ? s’écrie M. Hartmann lorsqu’il conduit au fond de la forêt les deux personnages de son églogue : Est-ce toi, toi que Voss a chantée, discrète fille du pasteur de Grunau ? Est-ce toi, ô Dorothée, dont Goethe a si bien conté l’histoire ? Mais non la fille du pasteur est trop grave : trop grave aussi trop belle, sous le riche vêtement du poète, est l’héroïne de Goethe. » Et M. Hartmann invoque pour protéger son livre un souvenir d’enfance, l’image franche et joyeuse d’une enfant de son village. Il voudrait ne rappeler ni la sévérité un peu raide du style de Voss, ni la pureté savante d’Hermann et Dorothée. Ce qui le tente, ce qu’il serait heureux de reproduire, c’est la familiarité des mœurs simples : ses maîtres sont M. Berthold Auerbach et l’auteur de la Mare au Diable. Je lui reprocherai cependant d’avoir manqué de franchise dans la reproduction de la vie réelle. Quel est le propre de l’idylle ? Ce n’est pas d’imaginer