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vous verriez précisément que cette barrière de bois est pour moi d’une importance incomparable. De l’issue de ce procès dépendent ma fortune, ma conduite à venir dans le commerce des hommes, ma liberté peut-être. Voici justement mon avocat qui sort de l’audience. Nous allons apprendre l’arrêt de mon destin.

L’avocat vint annoncer que son client était condamné à payer les frais et une amende de seize tari (un peu moins de huit francs).

— Seize tari ! s’écria le marquis, cela est exorbitant. Où veut-on que je prenne seize tari ? O ciel ! que devenir ? je suis désormais un homme insolvable, sans asile, en un mot un vrai Sicilien. Il faut que j’aie recours à mon ami le prince *** ; lui seul est assez riche et assez généreux pour m’aider à sortir du plus mauvais pas où je sois tombé de ma vie.

Les assistans rirent de cette plaisanterie. Le marquis, après une longue visite chez le prince ***, revint s’asseoir dans un coin du café. Il parlait seul et gesticulait avec véhémence. On lui demanda en badinant s’il avait pu se procurer la somme de seize tari.

— J’ai beaucoup cherché, beaucoup réfléchi, répondit-il ; j’ai consulté le prince, et ce que j’avais prévu n’est que trop certain : il me sera impossible de payer l’amende et les frais du procès. Je sais bien que cela peut sembler incroyable ; mais je m’en rapporte au père capucin, et quand il m’aura entendu, c’est à lui que je renverrai les curieux et les interrogateurs désoeuvrés, car je vais avoir de la tablature.

Cinq minutes de conversation avec le père capucin suffirent au marquis pour expliquer le mystère de son langage et de sa conduite. Le moine prit un air grave et dit aux assistans : — Le seigneur Germano ne plaisante point ; ses raisons sont bonnes. Il ne peut pas payer les seize tari. Suspendez votre jugement jusqu’à la fin de cette affaire.

— Par Dieu ! s’écria un jeune homme, je ne vois rien là de mystérieux. Le marquis est tout simplement un mezzo-matto.

Et en moins d’une heure la ville entière répéta que le seigneur Germano était un mezzo-matto.


IV

Le lendemain de sa condamnation, notre marquis congédia poliment tous ses commensaux, en leur donnant un dîner d’adieu, où il fit servir de la vaisselle de faïence et des fourchettes de bois. Le désastre survenu dans sa fortune l’obligeait, disait-il, à cette réforme dans l’état de sa maison. Après le repas, qui n’en fut pas moins excellent, une voiture emporta la batterie de cuisine et les assiettes de faïence. Pendant la semaine qui suivit ce dernier festin, des charrettes et des fourgons passèrent souvent au milieu de la nuit sur le chemin