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Étudier la vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, c’est donc étudier trois problèmes curieux et dignes d’attention, de notre temps surtout. 1o Comment vit l’homme qui n’a que ses instincts pour guides ? 2o L’homme peut-il se créer une règle de vie à l’aide de ses instincts et de ses idées seulement ? 3o L’homme enfin peut-il, au nom de la règle qu’il a créée, investir l’état d’un droit absolu et anéantir la liberté des individus ? — La vie de Rousseau nous servira à résoudre le premier problème ; ses ouvrages nous serviront à résoudre le second et le troisième.


I

Quiconque a vécu a eu ses émotions et ses aventures ; quiconque a vécu a eu ses doutes et ses scrupules ; de là l’intérêt qui s’attache aux récits tirés de la vie humaine. L’homme le plus obscur et le plus médiocre du monde a de quoi nous intéresser, s’il veut exprimer fidèlement les émotions de cœur qu’il a eues et les anxiétés de conscience qu’il a ressenties.

Dans cette sorte de récits, le premier chapitre, c’est-à-dire celui qui raconte la jeunesse, est toujours le plus beau ; mais, pour le bien faire, il faut le faire quand on est vieux. C’est à cinquante-quatre ans que Jean-Jacques Rousseau se mit à écrire ses Confessions. La jeunesse racontée à cet âge s’embellit des regrets qu’elle excite. Elle plaît d’autant plus que, dans le lointain où elle est vue, elle perd l’agitation et garde le mouvement. Les jeunes gens qui racontent leur jeunesse risquent souvent de faire un chapitre d’histoire naturelle, car les sensations alors étouffent les sentiments ; l’âge rend aux sentiments le rang qui leur appartient, et le cœur qui se souvient d’avoir senti inspire mieux que le cœur qui sent et qui jouit confusément. Il faut avoir ses aventures quand on est jeune, et les raconter quand on est vieux.

Quiconque se met à raconter sa jeunesse, c’est-à-dire un temps de plaisir et d’erreur, est tenté d’y mêler un peu de fiction et de dire les choses comme il aurait voulu qu’elles se passassent, au lieu de les dire comme elles se sont passées. Rousseau avoue lui-même que, souvent en écrivant ses Confessions, la mémoire lui manquait ou ne lui fournissait que des souvenirs imparfaits. — Alors il en remplissait, dit-il, les lacunes par des détails qu’il imaginait en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires. « Je disais les choses que j’avais oubliées, comme il me semblait qu’elles avaient dû être, comme elles avaient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu’elles avaient été. Je prêtais quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n’ai mis le mensonge à la place pour pallier des vices ou pour m’arroger des vertus. »