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Le charme des récits que Jean-Jacques Rousseau fait de sa jeunesse ne tient pas aux événemens de sa vie ; il tient aux émotions de son ame. Les émotions valent mieux que les événemens, et je suis toujours étonné que les romanciers fassent de si grands frais d’invention pour intéresser le lecteur : ils pourraient plaire à meilleur marché. Quelques sentimens vrais et vivement exprimés suffisent. C’est là le grand art de Rousseau. Il ne parle de ses aventures que pour nous entretenir de ses émotions. S’il quitte dès le commencement sa patrie ; et sa religion, cette fuite pour lui n’est qu’une promenade, et l’aventure lui cache la faute. Il pouvait en un jour aller de Genève à Annecy, il en mit trois. « Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche sans aller chercher l’aventure que j’étais sûr qui m’y attendait. Je n’osais entrer dans le château ni heurter, car j’étais fort timide ; mais je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après m’être époumoné, de ne voir paraître ni dame ni demoiselle qu’attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j’en savais d’admirables que mes camarades m’avaient apprises ; et que je chantais admirablement. »

Il y a l’ironie de l’expérience dans cette manière de peindre les illusions : c’est le vieillard qui écrit ; mais il y a la grace et l’enthousiasme des souvenirs de la jeunesse, quand Rousseau décrit les émotions que lui donnait le plaisir de se sentir libre, et de voyager à pied, ce qui, selon lui, est la plus agréable manière de, voyager, parce que c’est la plus libre. « Je marchais légèrement, dit-il ; les jeunes désirs, l’espoir enchanteur, les brillans projets, remplissaient mon ame. Tous les objets que je voyais me semblaient les garans de ma prochaine félicité. Dans les maisons, j’imaginais des festins rustiques ; dans les prés, de folâtres jeux ; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche ; sur les arbres, des fruits délicieux ; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’aller sans savoir où. Enfin, rien ne frappait mes yeux sans porter à mon cœur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la vérité, la beauté réelle du spectacle rendait cet attrait digne de la raison ; la vanité même y mêlait sa pointe. Si jeune, aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts, me paraissait une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter[1]. »

Voilà le poète ; Rousseau l’est quand il écrit en prose et quand il écrit étant déjà vieux. Lorsqu’il était, jeune au contraire et qu’il faisait des vers, Rousseau n’était guère poète. Ses premiers opéras et ses

  1. Confessions, livre III.