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il nous fallait douze ou quinze jours à peine pour nous porter à l’embouchure du Yang-tse-kiang. En présence des forces supérieures que les steamers anglais, le Fury de 515 chevaux, le Medea de 320, le Pluto de 80, n’eussent point manqué de guider à la poursuite du seul ennemi qui eût inquiété le commerce britannique à l’est du détroit de la Sonde, il n’eût pas fallu songer à s’établir en croisière sur les côtes méridionales de la Chine ; mais, au nord de Formose, la configuration si accidentée de la côte, le dédale de canaux et d’archipels qui semble appeler dans ces parages les entreprises des corsaires, eussent favorisé sans doute plus d’un heureux coup de main contre les clippers ou les receiving ships de Wossung et de Chou-San. Il nous eût suffi de capturer un ou deux de ces riches navires, chargés de caisses d’opium ou de lingots d’argent, pour être dispensés, perdant le reste de la guerre, de faire appel au crédit de la république. Nous eussions pu, ainsi qu’on s’en convaincra si l’on jette les yeux sur la carte qui accompagne ce récit, apparaître à l’improviste des bouches de la Ta-hea à celles du Wampou, et nous porter, avant qu’on eût pressenti nos mouvemens, vers le parallèle de 36 degrés pour gagner, à l’aide des vents variables, le méridien des îles Sandwich. En touchant sur un point quelconque de cet archipel, nous eussions appris les événemens accomplis dans l’Océanie. Si le pavillon français eût encore flotté sur l’île de Taïti, notre devoir eût été d’y rallier les forces qui, de ce point central, auraient pu menacer avec tant d’avantage la Nouvelle-Zélande et la Nouvelle-Galles du Sud. Si au contraire notre unique colonie polynésienne se fût trouvée déjà au pouvoir des Anglais, il ne nous restait plus qu’à faire voiles vers la côte de Californie, où le port de San-Francisco et celui de Monterey, déjà occupés par les Américains, nous eussent fourni les approvisionne mens nécessaires pour effectuer notre retour en France.

Nous partions avec près de sept mois de vivres. Nous avions calculé que le 1er septembre au plus tard nous serions à l’embouchure du Yang se-kiang, le 1er novembre aux Sandwich, le 1er décembre à Taïti ou à San-Francisco. Dans ce dernier port, nous eussions assurément trouvé des vivres et des ressources de tout genre ; mais en eût-il été de même à Taïti ? On ne saurait s’imaginer dans quels embarras une déclaration de guerre subite jetterait nos stations lointaines[1]. Nous

  1. Il est par exemple certains approvisionnemens qui ne peuvent se remplacer que dans un port français. Les munitions de guerre sont dans ce cas. Un navire quitte le port avec ses soutes à poudre pleines ; mais, après trois ou quatre années de campagne, les saluts, dont on fait aujourd’hui un abus ridicule, les exercices à feu, qu’on ne saurait supprimer si l’on veut avoir des canonniers habiles, peuvent avoir diminué d’une façon inquiétante cet approvisionnement indispensable. La poudre qu’on trouvera dans les ports étrangers aura-t-elle la force et par conséquent la portée de la poudre française ? Qu’on en juge : avant de quitter les côtes de Chine, nous avions rempli de nouveau nos soutes avec de la poudre achetée à Hong-kong ; cette poudre, luisante et ferme, à grains fins et serrés, promettait de merveilleux résultats ; à poids égal, elle ne faisait point cependant traverser une planche de sapin à une balle de mousqueton, qu’une charge de poudre française envoyait à travers six planches de la même épaisseur. Après cette épreuve, nous cessâmes de nous servir de notre poudre française dans les saluts et les salves des jours de fête : nous ménageâmes soigneusement nos munitions pour des éventualités plus sérieuses, et ce fut de la poudre chinoise que nous consacrâmes à ces interminables politesses que nous imposait l’étiquette maritime ; mais Dieu sait quels modestes échos éveillait alors le bronze de la Bayonnaise ! En admettant d’ailleurs que l’on puisse se procurer de la poudre dans les ports de commerce étrangers, il est certain qu’on n’y pourra point remplacer les étoupilles détériorées par un long séjour à bord et les boulets employés dans les exercices. Il faut donc songer à obvier par un moyen quelconque à ces inconvéniens.