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Au début de notre voyage, cette tiède matinée des tropiques nous eût transportés d’enthousiasme : après dix-huit mois de campagne, un peu blasés déjà sur de pareilles scènes, nous en savourions silencieusement les douceurs. Il eût fallu recourir au vocabulaire des touristes d’outre-Manche pour exprimer d’un mot cette calme et sensuelle béatitude dont nous nous laissions mollement pénétrer. Y feel very comfortable, se fût écrié un Anglais admis à partager nos jouissances. : Very comfortable, indeed ! eussions-nous répondu en choeur. — Oui, j’éprouve et je goûte un bien-être parfait ; je n’ai ni chaud ni froid ; mes yeux ne sont point blessés de l’éclat d’un soleil trop vif, ni attristés par la pâleur d’un ciel trop gris ; je n’entends aucun bruit discordant, rien ne heurte mes sens, et tout les caresse. Un vague sentiment de l’existence m’enchaîne encore à ce globe de fange ; mais je n’y touche, pour ainsi dire, que par la pointe des pieds. Au moindre mouvement brusque d’un de mes voisins, au moindre choc du canot qui me porte, je vais renaître à la réalité : je vais retomber tout entier sur la terre, retrouver ce mélange de biens et de maux qu’on appelle la vie ; mais, jusque-là, béni soit le ciel ! Y feel very comfortable. — Il faut avoir battu la mer pendant cinquante-trois jours, avoir éprouvé l’anxiété des longues nuits d’orage, avoir passé des heures entières sur le gaillard d’avant ou sur un banc de quart, cherchant à percer les ténèbres qui enveloppent la côte, prêtant l’oreille au lointain frémissement de la rafale ou au sourd mugissement des récifs, interrogeant d’un œil inquiet l’horizon qui noircit, le ciel qui menace, la mâture fatiguée qui ploie, — il faut avoir connu les veilles et la responsabilité du marin pour comprendre tout le charme de ces instans de repos pendant lesquels, emportés par la douce haleine de la brise, nous suivions sans fatigue des rives chargées de verdure et laissions errer notre cœur à cinq mille lieues des Mariannes. Cependant nous voici arrivés devant la forêt de piliers tortus et raboteux qui supportent la ville d’Agagna, ses toits couverts des feuilles du palmier sauvage et ses maisons de planches et de bambous ; nous abaissons notre voile, et quelques coups d’aviron nous conduisent au débarcadère : tout un état-major nous y attendait, Appelés à commander la milice de file et à grossir dans les occasions importantes le cortége du gouverneur, ces officiers, indigènes ou métis, portaient l’uniforme espagnol avec le sérieux imperturbable et la grotesque majesté des rois nègres. Ils nous conduisirent, sans qu’un sourire vint dérider leur front, vers le modeste palais à la porte duquel nous trouvâmes le gouverneur intérimaire des îles Mariannes, don José Calvo, qui avait succédé, quelques mois avant notre arrivée, au lieutenant-colonel don José Casilhas, enlevé par une mort subite au gouvernement de la colonie. Ce gouvernement, qui serait un véritable exil pour un officier jeune et actif, est en général confié à quelque