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vapeurs du brandy commençaient à envahir son cerveau que le souvenir de ses premières campagnes lui revenait plus présent et plus glorieux, qu’il enlevait des flottilles entières sous le canon de Livourne ou de Syracuse, et qu’inspiré comme la pythonisse, il entremêlait à ses récits de guerre des lambeaux de Shakspeare, évoquant le gracieux profil de Mme de Freycinet pour l’encadrer dans le récit de la mort de Jules César.

Le voyage de M. de Freycinet a rendu célèbre l’hospitalité des gouverneurs de Guam. Don José Calvo se montra le digne successeur du fastueux fonctionnaire qui avait reçu les officiers de l’Uranie. Deux fois dans la même journée, un banquet homérique se dressa dans la longue galerie du palais d’Agagna. De pareils festins souvent renouvelés eussent suffi pour affamer l’île, car les ressources de Guam sont fort limitées. Le jour même où la Bayonnaise avait mouillé dans le port de San-Luis d’Apra, notre premier soin avait été d’envoyer nos domestiques à terre pour y chercher quelques provisions. Notre traversée, qui, d’après les calculs de nos amis de Macao, eût dû s’accomplir en quinze ou vingt jours, en avait employé cinquante-trois, et depuis près d’un mois nous étions privés de vivres frais ; mais cette fois encore nous avions éprouvé un fâcheux désappointement. Les cochons qu’on nourrissait dans l’attente des navires baleiniers ne devaient apparaître sur le marché qu’au mois d’octobre : avant cette époque, les Indiens ne voulaient s’en défaire à aucun prix. Les poules, qui d’habitude perchent à Guam sur les toits, devaient être surprises traîtreusement à l’heure du crépuscule ; il fallait les chasser avec un filet à papillons. Les bananes n’étaient pas encore mûres, les ananas étaient presque verts ; il n’y avait que le fruit de l’arbre à pain, le rima savoureux, et les patates douces, camotes, qui pussent suppléer à notre approvisionnement de pommes de terre depuis long-temps épuisé. On comprendra facilement quels charmes nos longues privations durent prêter à la somptueuse hospitalité de don José Calvo. D’ailleurs, il faut bien le dire, l’huile d’Espagne, avec sa fétide et rance saveur qui parfume si horriblement les rues de Cadix ou de Barcelone, n’a point heureusement pénétré jusque dans ces contrées lointaines, et il n’est si pauvre village aux Philippines, si humble pueblo aux Mariannes, où l’on ne puisse trouver un repas plus appétissant que dans les meilleures posadas de la métropole.

Les plaisirs de la table occupèrent donc une grande partie de la première journée que nous passâmes chez le gouverneur d’Agagna. Cependant un curieux épisode, en réveillant d’intéressans souvenirs, vint nous offrir de moins grossières distractions. Une peuplade des îles Carolines avait vu le sol natal, l’île à fleur d’eau que ses pères habitaient depuis des siècles, s’abîmer, subitement envahi par les flots de