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aussi conciliant qu’Alcibiade et tout disposé à vivre à Rome comme vivent les Romains. Il eût adoré le grand lama au Thibet, le dieu Fô à Peking, Brama ou Vishnou dans l’Inde. À Guam, il avait embrassé le catholicisme et faisait régulièrement ses pâques. Anderson était le seul hérétique de l’île : avec ses formes herculéennes, son front aussi altier que celui d’Ajax ou de Lucifer, ses traits accentués, sa face rubiconde, ce poil roux que l’âge avait blanchi, mais qui trahissait encore une origine écossaise, le capitaine du port insultait à la faiblesse de son compatriote et foulait d’un pied dédaigneux les préjugés des papistes. C’était une curieuse histoire que celle qu’on pouvait démêler à travers toutes les hâbleries d’Anderson. Embarqué en qualité de midshipman sur un brick anglais, il avait servi pendant une partie de la guerre dans la Méditerranée. En 1815, il fut congédié, et prit le commandement d’un navire de commerce, qu’il alla perdre dans le golfe du Bengale. Il attendait dans l’île Maurice une occasion de rentrer en Angleterre, quand la corvette l’Uranie, commandée par M. de Freycinet, vint mouiller au Port-Louis. Anderson avait, s’il faut l’en croire, rendu quelques services à un des lieutenans de l’Uranie, M. Labiche, que les chances de la guerre avaient retenu prisonnier en Écosse. La corvette française avait alors besoin d’un chef de timonerie. M. Labiche offrit cette place à Anderson, qui l’accepta dans l’intérêt de la science, et en remplit les fonctions jusqu’à l’arrivée de l’Uranie à Guam. Là, pendant le séjour de la corvette dans le port d’Apra, il forma le projet de dresser sa tente sur les calmes rivages de ! ’Océanie, obtint l’assentiment de M. de Freycinet et du gouverneur, don José Medinilla, et bientôt, marié à une Espagnole, — une femme de pur sang gothique, disait-il avec fierté, sans aucun mélange de sang hébreu ou maure, — il devint un des citoyens les plus importans de l’île de Guam, le capitaine du port d’Agagna et le factotum de la colonie. La race des Anderson avait prospéré sur la terre étrangère ; les fils, robustes et actifs, pouvaient former l’équipage de la baleinière paternelle, et deux ou trois grandes filles, aux cheveux blonds, aux yeux bleus, au teint fade, de véritables filles de Fingal ou d’Ossian, dominaient de toute la hauteur de leur tête les bruns rejetons de la race océanienne.

Il faut rendre justice au capitaine Anderson. Il avait su se faire aimer des habitans d’Agagna et se rendre nécessaire au gouverneur. Plein de feu et d’intelligence, il pouvait au besoin déployer une activité peu commune ; mais la malheureuse faiblesse qui avait probablement paralysé l’essor du midshipman retenait encore cet étrange aventurier dans les limbes d’où les habitudes de la bonne compagnie auraient pu seules le faire sortir. Anderson avait pu oublier sa patrie et consentir à vivre loin de ses montagnes ; il n’avait pu oublier le grog. L’alcool exerçait sur lui une sorte d’attraction magnétique. C’est quand les premières