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Le bonacchino saisit Giulio à bras le corps, le chargea sur ses épaules et l’emporta sans plus d’efforts et de façons qu’une nourrice corrigeant son enfant mutin.


IV

On approchait alors de la fin de mai, et toute la ville se préparait à la pêche des thons, qui est un moment de fortune et de réjouissances pour les habitans de Palerme. Une activité extraordinaire régnait dans la population du Borgo. Depuis plusieurs jours, une muraille de filets barrait le passage à l’armée des thons qui, tous les ans à la même époque, vient donner dans le même piège et se faire massacrer au même endroit. Dame Rosalie eut la fantaisie d’assister à ce spectacle tragique, et Pepina, qui n’était pas sortie de sa chambre depuis sa rupture avec Giulio, consentit à être de la partie. Don Giuseppe s’arrangea comme pour la fête de Monreale, en faisant un marché avec un cocher de place. Un soir, les sentinelles qui veillaient à la côte dressèrent les signaux qui annonçaient l’arrivée des thons. Les curieux et les femmes des pêcheurs partirent à minuit pour les madragues. Le cortége était éclairé par des torches. Avant le lever du soleil, on atteignit la pointe du cap. Les carrosses garnis de monde se rangèrent au bord de la mer. Dans leurs barques étaient les pêcheurs et les bonacchini, nus bras et armés de harpons et de tridens. Tout à coup on vit l’eau s’agiter en bouillonnant. La bande éperdue des thons parut à la surface ; un cri formidable donna le signal de la bataille. On entendit le bruit des harpons qui perçaient les écailles des poissons. Le sang jaillissait au visage des bourreaux hurlant comme des sauvages ; des lambeaux de chair, des entrailles palpitantes souillèrent ta robe d’azur, ô Méditerranée ! Plusieurs barques chavirèrent culbutées par les thons les plus gros, et deux ou trois hommes faillirent se noyer, sans qu’on y prît garde, au milieu du carnage, ce qui fit dire aux connaisseurs que cette pêche était une des plus belles qu’on eût vues depuis long-temps.

Parmi les massacreurs de poissons, les assistans remarquèrent un jeune gaillard d’une force et d’une adresse admirables, monté sur le bateau le plus proche des filets et le plus exposé aux accidens. A. chaque coup de harpon, ce drôle tirait de l’eau une pièce énorme qu’il jetait par-dessus le bord avec dextérité. Cependant il s’empara d’un thon si gros, que pour l’enlever, il lui fallut des efforts prodigieux. Le poisson agonisant se débattait et donnait, dans les jambes de son meurtrier, des coups de queue à lui faire perdre l’équilibre. À la fin, le pêcheur réussit à poser un pied vainqueur sur le dos du monstre marin,