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faim le premier qui refusera, et ils entrent chez notre voisin, où ils se mettent à boire, à manger et à embrasser les filles à discrétion…

— Et vous les avez laissé faire, grands lâches ! interrompit Méru.

— Écoutez donc jusqu’au bout, continua Lézin. Pendant qu’ils se donnaient comme ça de l’agrément, les hommes se réunissaient pour se consulter, et les plus anciens disaient : — Si nous laissons ces trois affamés repartir, ils feront savoir où la nappe est mise ; demain il nous en arrivera trente, et après-demain trois cents ! Il faut donc les enfermer quelque part d’où ils ne pourront jamais sortir, et la meilleure cachette, c’est un trou dans le cimetière. — Tout le monde trouva que c’était la vérité. Le soir même, l’affaire fut réglée, et le lendemain on demanda au recteur une messe pour le repos de leurs ames.

— Eh bien ! à la bonne heure ! dit le vieux marinier, qui s’échauffait de plus en plus ; je vois que, vous aussi, vous avez fait la guerre aux bleus !

— Minute ! père Méru, reprit le pêcheur, c’était une mesure de précaution générale, si bien qu’une huitaine après, quand il arriva des blancs qui voulaient sonner le tocsin, emporter le blé et prendre les fusils de chasse, on fut obligé de faire le même raisonnement, et il fallut encore dire une messe.

— Pour les blancs ! s’écria Méru, qui, comme tous les hommes de parti, avait deux morales ; ah ! brigands ! vous avez tué de vrais chrétiens qui venaient vous demander secours !… Et tu oses me raconter la chose ! et tu n’as pas peur que je les revenge sur toi ?

Les yeux du vieux marinier s’étaient injectés, sa voix tremblait de colère, et il avait saisi par le goulot une bouteille placée devant lui, comme s’il eût voulu s’en faire une arme ; Lézin tendit tranquillement son verre.

— Pourquoi les revengerais-tu sur moi, qui n’étais pas alors au pays ? dit-il en souriant. Foi d’homme ! je ne l’ai su que bien des années plus tard, quand les bleus et les blancs avaient ôté les pierres de leurs fusils… Allons, vieux, verse donc ! D’avoir tant parlé, cela m’étrangle !

Les doigts de Méru qui serraient la bouteille se détendirent, et il remplit machinalement le verre du pêcheur.

Entine, effrayée par l’éclat de colère de son oncle, s’était approchée de la table ; elle prévint la reprise de l’entretien en mettant le couvert et annonçant les matelotes.

Les trois jeunes mariniers ne tardèrent pas en effet à se présenter avec leurs plats, où le vin d’Anjou, auquel on avait mis le feu, faisait courir une flamme vacillante. Elle s’éteignit sur la table, et les convives procédèrent immédiatement à l’examen. La plupart s’y livrèrent avec une certaine gravité, et recommencèrent à plusieurs reprises