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lutte semblait inévitable, lorsqu’un son de trompe, qui s’éleva de la Loire, arriva jusqu’à l’auberge, lugubre et prolongé. Toutes les voix se turent comme par enchantement.

— Avez-vous entendu, vous autres ? s’écria Soriel.

— C’est la trompe d’avertissement ! répondirent les mariniers, qui se précipitèrent vers la porte et la fenêtre de l’auberge.

Une petite barque descendait rapidement, portant à la corne de sa mâture le pavillon bleu et jaune.

— Les glaces en rivière ! les glaces en rivière ! répètent les mariniers d’une seule voix.

Et, sans s’occuper davantage d’André, tous sortirent et coururent à leurs bateaux, qu’ils se hâtèrent de démarrer, et qui furent bientôt à la voile pour leur destination, où ils espéraient arriver avant la débâcle.

Mis dans l’impossibilité de les suivre par l’abandon de son équipage, le jeune patron regagna la charreyonne, et, après l’avoir garée de son mieux en l’entourant de perches, de planches et de matereaux, il vint s’accouder à la barre du gouvernail. Son bateau restait seul au port, désemparé, noir et immobile, tandis qu’il voyait, à des distances inégales, les voiles qui venaient de partir glisser sur le fleuve, et qu’au loin, dans la brume du matin, se dessinait encore la forme vague d’une barge d’où arrivaient affaiblis les sons d’une musette : c’était le futreau de maître Méru qui fuyait vers Nantes, emportant avec Entine toutes les espérances de sa vie.


III

Pendant que l’espèce d’interdit jeté sur André par ses compagnons le retenait forcément à la Meilleraie, maître Jacques continuait sa route et arrivait à Nantes, où l’appelait la lettre mystérieuse qui l’avait décidé à quitter Saint-George.

C’était la première fois depuis plus de vingt ans qu’il revoyait cette ville, à laquelle se rattachaient pour lui de si sombres souvenirs. Il la traversa rapidement, se dirigea vers un faubourg bien connu, en atteignit l’extrémité, et aperçut enfin la maison qu’il cherchait.

Isolée et en avant de toutes les autres habitations, on l’eût prise pour une sentinelle perdue placée en observation sur la campagne. Un mur de clôture très élevé, dont le chaperon était hérissé de verre brisé, l’enveloppait de tous côtés, et ne laissait voir que le haut de la toiture. Lorsqu’il l’aperçut, maître Jacques ralentit le pas ; le sang lui afflua au cœur. Cette maison solitaire, il l’avait visitée bien des fois aux jours funestes dont la mémoire l’obsédait dans son sommeil. Là demeurait alors le même homme qu’il allait encore y trouver maintenant : c’était