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ce triste phénomène et à laquelle il semble vraiment que personne n’ait songé. Si l’Irlande est devenue le scandale et comme l’enfer de l’Europe chrétienne, c’est qu’elle est le seul pays dans lequel il n’y ait aucun lien religieux entre les riches et les pauvres, et le seul par conséquent où il n’y ait aucun devoir réciproque entre la classe possédante et la classe des prolétaires. Supposez ceux-ci protestans ou bien les lords irlandais catholiques, et la situation du pays se trouvera changée sans que nul élément nouveau soit introduit dans sa constitution économique.

Deux systèmes ont partagé l’Europe depuis le XVIe siècle. Les états réformés, maîtres du patrimoine accumulé par la foi et la charité des générations antérieures, ont opposé à l’invasion de la misère les taxes forcées et les subventions financières des gouvernemens ; les états catholiques ont essayé de lutter contre elle par la charité privée et par le produit des dotations d’origine religieuse, auxquels les secours de l’état ne sont jamais venus se joindre qu’à titre purement accessoire. Où la condition des indigens est-elle plus douce, à Londres ou à Rome, à Édimbourg ou à Naples, à Copenhague ou à Turin, à Berne ou à Madrid ? Où se révèlent les plus vives, les plus fraternelles sollicitudes ? Est-ce dans la patrie du tread-mill, telle que nous la révèlent les innombrables enquêtes précédant le poor-law-amendement-act, ou dans la ville aux mille confréries voilées dont Mgr Morichini a décrit avec tant de bonheur les miracles d’ingénieuse et inépuisable charité[1] ? La question est d’ailleurs tranchée de l’aveu même des adversaires de la charité catholique ; ce qu’ils reprochent en effet à celle-ci, c’est moins de manquer aux pauvres que d’en multiplier le nombre en leur faisant une existence trop facile. Pour apprécier la justesse de ce reproche, il ne faut pas perdre de vue que ces habitudes de far niente et de vie paresseuse imputées au système de l’aumône sont celles de populations exclusivement méridionales, amollies par la douceur de leur climat, et qui vivent, sans excitations et sans besoins, des produits d’une féconde nature. Envoyez le lazzarone napolitain et le bandit calabrais au prêche, faites-leur chanter des psaumes au lieu d’invoquer la madone le premier ne continuera pas moins de dormir le long du jour sur ses pavés de lave, au bruit harmonieux de la vague, et l’autre de préférer sa vie d’aventures dans les montagnes à l’existence enfumée de l’ouvrier de Birmingham. C’est la mollesse du climat et pas du tout la mollesse de la croyance qui a multiplié les pauvres en Italie, en Espagne, en Portugal, et je ne pourrai jamais comprendre la facilité avec laquelle l’opinion publique en Europe a pris le change sur ce point-là.

  1. Tableau des Institutions de bienfaisance à Rome, de Mgs Morichini, traduit par M. De Vazlaire ; 1 vol. In 8°.