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choses pour moi-même, uniquement pour me délivrer des souvenirs qui m’obsèdent, et pour me consoler par le récit de mes propres misères, qui ne sauraient profiter à l’imprévoyance de l’époque où nous vivons. » Non ut seculo meo prosit cujus desperata miseria est ! Ainsi parle un poète de la renaissance ; il a raison, la honte et les douleurs du passé sont perdues pour l’avenir. Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait, dit le proverbe ; il est de fait que c’est un des privilèges des jeunes gens, — l’imprévoyance, — et c’est le dernier repos des vieillards,- l’impuissance. On nous a bercés de ces histoires ; les contes de l’ogre ont été remplacés, pour nous enfans, par ces contes de la terreur ; la fée à la baguette d’or a cédé la place à ces décrets sanglans de la Providence, épouvantée elle-même de ses forfaits… Et maintenant à quoi nous ont servi ces drames terribles dont notre mère elle-même avait été le témoin oculaire, et quels utiles enseignemens nous ont apportés ces échafauds rougis du sang de nos aïeux ? — Que nous ont appris ces clubs, ces antres, ces cavernes, ces motions, ces tambours, ces conspirations, ces accusations, ces délations, ces mensonges, les circonstances et les récits des meurtres de Paris, les fureurs de la convention, ses héros et ses doctrines, cette monarchie égorgée à outrance, ces gémissemens, ces malédictions, tant de larmes versées, tant de sang répandu dont la vapeur obscurcit le ciel irrité, toutes les tragédies et tous les drames contenus dans un seul et même drame, précipitant dans un sombre et muet désespoir ces ames jusque-là innocentes et paisibles ? Il me semble que c’est Platon lui-même qui parle quelque part de ces tristesses, armées d’un grand clou très fort et très pointu, qu’elles enfoncent dans le corps et dans l’ame des hommes, afin que l’ame ait la même opinion que le corps. Justement l’infortuné Jean Monteil se sentait percé de ces pointes aiguës, et il ne songeait pas à se défendre. Ces lâches époques sont châtiées par leur même lâcheté : elles suffiraient à déshonorer les plus beaux caractères ; elles brisent les oppositions les plus généreuses ; elles vous tiennent incessamment dans l’état où vous plongerait un mauvais rêve sorti de l’abîme ; elles réduisent à néant les trois genres de justice qui ne font qu’une seule et même justice elles refusent à Dieu ce qui lui revient dans nos respects, aux hommes ce que leur doivent nos sympathies, aux morts elles refusent un tombeau !

Ainsi cet homme qui était brave, intelligent, bien né, et qui avait autour de lui tant de choses à défendre, il ne songeait même pas à s’enfuir. Il attendait que son heure fût venue, et que le bourreau le vînt prendre à son tour. Il avait élevé, dans les temps propices, deux jeunes gens dont il avait fait deux secrétaires : Jérôme Delpech et Jules Baulèze, le fils d’une ravaudeuse, et ses deux secrétaires étaient passés dans les bureaux des districts. Là ils furent témoins de bien des crimes ;