Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/652

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.


À LUNLEY, ESQUIRE, DIRECTEUR DU THÉÂTRE DE LA REINE, À LONDRES.


Dear Sir !


J’ai éprouvé plus d’une fois une hésitation facile à comprendre au moment de traiter sous la forme du ballet un sujet qui a inspiré au grand Wolfgang Goethe le plus important de ses chefs-d’œuvre. C’est déjà une témérité assez effrayante qu’une joule contre un tel poète, fût-ce avec des moyens de même nature ; combien plus périlleuse est l’entreprise, si les armes sont inégales ! Il avait, le glorieux maître, pour équiper ses pensées, tout l’arsenal des arts de la parole ; il avait sous la main tous les trésors de la langue maternelle, de cette langue si riche en sons intimes, profonds, en harmonies primitives et sorties du sein même de l’ame ; il possédait cette symphonie magique dont les notes, brisées à travers le cours des âges, rendent comme un écho dans sa poésie, et tiennent merveilleusement éveillée l’imagination du lecteur. Et moi, pauvre que je suis, quelles sont mes ressources ? Ce que je pense et ce que je sens, par quels moyens d’expression puis-je le mettre en lumière ? Je n’ai qu’un maigre libretto où j’indique le plus sommairement possible la pantomime des danseurs, des danseuses, avec la musique et les décors tels à peu près que mon esprit se les représente. Et pourtant, sous cette forme incomplète du ballet, j’ai osé composer un poème de Faust ; j’ai osé, souffrant et malade, lutter avec le grand Wolfgang Goethe, avec un maître qui déjà m’avait ravi d’avance la fraîche primeur du sujet, et qui avait pu consacrer à son œuvre toute une longue et brillante existence, semblable à celle des dieux de l’Olympe !

Il m’a fallu, bien à regret sans doute, respecter les exigences de mon cadre ; dans ces limites toutefois j’ai fait ce que homme de bonne volonté pouvait faire ; j’ai aspiré à un genre de mérite dont Goethe ne saurait se prévaloir. On regrette de ne pas trouver dans son Faust ce fidèle souci de la tradition réelle, ce respect religieux de l’esprit de la légende, en un mot cette piété d’artiste que l’illustre sceptique du XVIIIe siècle (Goethe l’a été jusqu’à la fin de sa vie) ne pouvait ni sentir ni comprendre. Aussi s’est-il rendu coupable de certains remaniemens arbitraires, aussi blâmables au point de vue de l’art qu’au point de vue historique, et dont le poète, finalement, a dû lui-même porter la peine. Oui, c’est ce manque de respect envers la tradition qui est la source des défauts de son poème ; c’est pour s’être écarté de la pieuse ordonnance de la légende, telle qu’elle était sortie des profondeurs de la conscience populaire, qu’il lui a été impossible de mener à bonne fin son ouvrage, d’après un plan nouveau dont l’incrédulité est la base.