Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/758

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abonde, mais chez qui l’ambition, l’activité affairée, empêchent la formation toujours lente du caractère moral ; car le grand malheur des classes moyennes, c’est d’être obligées, par leur position même, à transformer en résultats immédiats et matériels, en profits nets et en bénéfices, tous les talens, toutes les ressources, tous les événemens. Pareilles aux locomotives qu’un rien fait dérailler, et qui s’arrêtent si la vapeur vient à manquer, elles semblent poussées par une force infinie et incapable d’être lassée ; mais elles ignorent la beauté et la puissance vitales que donnent le repos, la sécurité, la lenteur. Obligées de sacrifier presque tout absolument au paraître, elles ont pu et elles peuvent faire douter beaucoup de sains et sages esprits, contraints de se demander si elles sont un astre véritable ou bien une comète qui traverse l’espace et qui ne doit briller qu’un moment. Élevé parmi ces classes éclairées et actives, le jeune Lancelot a reçu plus d’instruction que d’éducation ; il a plus appris dans les livres qu’au sein de la famille, plus des auteurs anciens et des lettres mortes que d’un enseignement oral et d’exemples vivans. Il ne lui manque, à lui gentleman accompli, qu’une chose, mais elle est importante : c’est d’avoir, par l’éducation, pris racine quelque part, dans un lieu fixe, dans un milieu atmosphérique particulier, au sein d’un paysage qui ait fait passer en lui des impressions originales, une sève et une santé propres, et développé dans son ame une grace et une beauté qui ne fussent pas un pur reflet et une pure imitation des choses et des personnes étrangères. Tel qu’il est, hélas ! ce n’est qu’un Bohémien élégant et un intellectuel vagabond. Sa vie est une suite d’apparences et de semblans ; il paraît riche, et sa fortune est assise sur la base la plus fragile, sur le bonheur ou le malheur d’une autre personne, d’un spéculateur, d’un banquier. Il paraît instruit, et lorsqu’il s’interroge, il se trouve ignorant comme le dernier des paysans ; lorsqu’on le questionne, il ne peut répondre que par des doutes et des à-peu-près. Lancelot est à la merci de tous les événemens, de toutes les personnes, de tous les livres. Un fait inconnu le bouleverse, un système nouveau renverse toutes ses croyances ; il est la proie de toutes les choses et de tous les hommes ; il n’est en garde contre rien, il n’est armé contre rien. Pour peu qu’il s’interroge et se sonde lui-même, il découvre que c’est à peine s’il a le droit de se défendre, et que, quant à attaquer, cela lui est interdit. Au milieu de cette société qui l’exaspère, s’il se permettait un acte d’agression, il commettrait un crime, car il ne trouve en lui aucun principe qui l’assure du mensonge et de la vérité, et par conséquent aucune loi qui l’autorise à déclarer la guerre ou la paix aux personnes et aux choses qui l’entourent. Il lui manque une foi, une foi réelle et unique. À quel titre pourrait-il donc engager une lutte contre ceux qu’il juge méchans, égoïstes ou dangereux ? Il le sent bien, et, en sa qualité d’Anglais,