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vocalisation et le talent plus gracieux que dramatique n’éblouissent un moment la foule étonnée qu’aux dépens de tout le reste, il serait à désirer, disons-nous, que l’Opéra n’eût jamais recours à de pareils expédiens, et qu’il se ménageât des succès par des moyens moins coûteux et plus durables. M. Gueymard est jeune, il ne semble pas dépourvu d’intelligence. Sa voix possède l’étendue et le caractère d’un véritable ténor. Il monte aisément jusqu’au la supérieur, et peut ajouter au besoin à cette échelle d’une octave et demie deux notes supplémentaires, si et ut, dont il fera bien cependant de ne pas trop abuser. Malheureusement cette voix, d’un timbre strident et d’une étendue remarquable, est entachée d’un défaut capital : les cordes qui composent la partie intermédiaire et vraiment importante de l’organe manquent de sonorité, elles ne peuvent s’épanouir qu’avec bruit et en déchirant, pour ainsi dire, une sorte d’enveloppe dont elles semblent revêtues. Il résulte de ce défaut, qui sera bien difficile à corriger, que M. Gueymard ne peut s’empêcher de chanter avec effort, et que l’émission de sa voix se fait toujours d’une manière bruyante et très pénible pour l’auditeur. Aussi est-il forcé d’attaquer les notes élevées avec une sorte d’élan fiévreux, qui inquiète en laissant craindre que le virtuose ne manque le but dont on le voit si évidemment préoccupé. Sa bouche, un peu lourde, s’ouvre avec fracas, et ses lèvres restent entrebâillées, comme si l’artiste éprouvait de la peine à les ramener à une position moins gênante. Si nous insistons sur ces détails matériels, c’est qu’ils ont une fâcheuse influence sur la manière de chanter de M. Gueymard, et qu’ils peuvent empêcher ce jeune artiste de tenir toutes les promesses dont la direction de l’Opéra semble attendre l’accomplissement. Aussi le jeune ténor, très faible dans les morceaux qui demandent un emploi modéré de la sonorité, abuse-t-il des points d’orgue ambitieux qui frappent l’attention du public vulgaire aux dépens de l’harmonie de l’ensemble et des plus nobles qualités du style. Voilà pourquoi il lui a été plus facile d’imiter le hurlement maladif que poussait M. Duprez dans son air du quatrième acte, hurlement qui est connu sous le nom fameux d’ut de poitrine, que de reproduire la belle déclamation, la phrase simple et calme qui caractérisaient la méthode de ce grand virtuose. Paganini n’a-t-il pas également suscité plus de serviles imitateurs par ses caprices et ses poses démoniaques qu’il n’a produit de véritables disciples par les grandes et sérieuses qualités de son incomparable talent ? Il en sera toujours ainsi des hommes supérieurs, dont il est plus facile de reproduire les bizarreries extérieures que de comprendre la force intime et souveraine.

Malgré ces restrictions et d’autres encore plus importantes que nous pourrions ajouter, il est juste de convenir cependant que de tous les ténors qui ont abordé le rôle d’Arnold depuis la retraite de M. Duprez, M. Gueymard est celui qui s’acquitte le mieux de la tâche difficile qui lui est confiée. Il dit assez convenablement le duo du premier acte avec Guillaume ; il trouve d’assez bonnes inflexions dans celui qu’il chante avec Mathilde au second acte, et si M. Gueymard est évidemment insuffisant à rendre tous les effets de l’admirable trio qui vient après, s’il manque surtout la phrase pathétique qui suit le cri suprême : Mon père, tu m’as dû maudire ! et dont les notes frémissantes qui accompagnent ces mots désespérés : Non, non, je ne le verrai plus ! sortaient de la poitrine de M. Duprez comme des sanglots long-temps comprimés au fond