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d’un colonel qui, voulant gagner un officier à son parti, lui avait offert sa femme, son unique trésor, disait-il, l’officier grave crut devoir sortir de son mutisme et lui faire quelques observations. – Bah ! dit l’autre en aiguisant sa moustache, c’est un fait acquis à l’histoire contemporaine du Pérou. — Néanmoins le jeune railleur parut tenir compte de l’avis et devint moins expansif.

Ainsi jasant, nous arrivâmes à la Legua, c’est-à-dire à moitié chemin de Lima. — En cet endroit s’élève une charmante église de la renaissance, qui, dédiée à Notre-Dame du Mont-Carmel, est, de la part des gens de nier surtout, l’objet d’un culte spécial et d’une dévotion fervente. Les tremblemens de terre, bien plus que le temps, ont fait choir çà et là des angles de maçonnerie et ont marbré de fissures sa façade badigeonnée de couleurs fausses, muette accusatrice de la parcimonie des fidèles et de l’incurie de l’administration. La voiture passa devant cette église et s’arrêta en face d’une pulperia[1] voisine. Pendant que l’attelage prenait quelques minutes de repos et soufflait dans ses harnais ourlés d’une écume blanche comme celle du savon, les voyageurs descendirent et se dirigèrent vers la pulperia. C’était une masure basse, bossue, couverte d’un toit plat, percée au rez-de-chaussée d’une large ouverture qui servait de comptoir sans qu’il fût besoin, de pénétrer à l’intérieur. Un auvent en roseaux soutenu par des pieux, dont l’un fort élevé devenait aux grands jours la hampe d’un, drapeau, abritait contre le soleil cette ouverture, où l’on apercevait des petits pains mal cuits, des dulces, des oranges, de la chicha, et sur des étagères plusieurs flacons à forme plus ou moins étrange, renfermant ces liqueurs vulgairement nommées en France parfait amour, liqueur des braves, etc. L’eau-de-vie de Pisco de cette pulperia, qui jouit d’une excellente renommée, attira au comptoir la majeure partie de nos compagnons de voyage. Quelques arrieros, le poncho sur l’épaule, le front ceint d’un mouchoir rouge, se reposaient auprès de leurs mules chargées et plaisantaient un nègre qui, grattant, une mandoline, chantait à tue-tête et dansait tout seul au grand soleil. Deux autres personnages, hâlés et farouches comme des Bédouins, débraillés comme des lazzaroni, s’étaient accroupis dans la poussière et se partageaient une sandilla (pastèque) dont ils mordaient à même la tranche écarlate, tout en plongeant les doigts dans une écuelle remplie de masamorra qui excitait la convoitise d’un gros chien. Celui-ci, assis sur sa queue, regardait révérencieusement l’écuelle, et paraissait scandalisé de voir des pigeons moins circonspects y venir picorer à la barbe de ses maîtres.

Après une pause de dix minutes, le cochero nous cria de reprendre nos places. Comme nous remontions en voiture, l’ensevelisseur vint offrir à la cholita, qui n’était pas descendue, un verre de pisco. Elle

  1. Sorte de taverne où l’on débite à la fois des liqueurs et des épiceries.