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sereno brûlé par le soleil et du minero pâli dans les ténèbres, sans compter le butin du salteador. Dans les hautes classes, les ruines et les fortunes dont le jeu est l’origine sont si communes, qu’on en parle avec indifférence. Les femmes elles-mêmes ne sont pas à l’abri de ce mal endémique, mais pourtant le jeu ne semble leur être accessible que dans des circonstances exceptionnelles : en temps ordinaire, elles se bornent à poursuivre les faveurs de la suerte. Aussi quelles prières aux saints, quelles invocations aux ames des morts, quelles fallacieuses promesses aux esprits célestes ne trouve-t-on pas inscrites sur les registres des courtiers de loterie, qui parcourent les maisons de la ville, et font apposer en regard des numéros choisis une phrase quelconque destinée à servir de contrôle en cas de similitude de noms ! — Mi padre santo Domingo, — et alma del azobispo, — para festejar a un santo, telles sont les devises que reproduit le plus communément chaque mois le journal officiel vis-à-vis des numéros sortans. Le tirage de cette loterie hebdomadaire n’est pas lui-même sans intérêt ; il se fait avec un certain appareil, en pleine Plaza-Mayor, sur un théâtre élevé assez semblable à ceux que l’on construit pour nos réjouissances publiques. Le premier plan est occupé par trois immenses sphères auxquelles une manivelle imprime un rapide mouvement de rotation. Sur le second plan se tient un bureau composé de notables et présidé par un officier civil. Quand arrive l’heure du tirage, la foule se presse autour du théâtre. La femme en robe de soie se soucie fort peu en cet instant du nègre sordide qui la coudoie : l’importante affaire est de conserver une bonne place ; les campagnards à cheval dans la mêlée se dressent pour mieux voir sur leurs larges étriers maures ; bourgeois, militaires, gens de toutes les conditions, de toutes les couleurs, sont pêle-mêle, attendant le signal. On le donne enfin : bien des mains blanches font le signe de la croix, bien des lèvres murmurent des patenôtres intéressées, un effort suprême resserre encore la foule, chacun peut sentir battre le cœur de son voisin. Tous les regards se fixent vers ce théâtre, qui, pour douze heureux (c’est le nombre ordinaire des lots), va faire naître de si nombreuses déceptions. Au milieu d’un silence plein d’anxiété, trois enfans font tourner les sphères, puis, au moment où elles s’arrêtent, ouvrent un guichet à ressort, y plongent le bras, et tous trois en même temps, comme des automates, élèvent au-dessus de leur tête, pour n’être pas soupçonnés d’escamotage, un billet pris dans chaque sphère, et le déposent sous les yeux du bureau, qui proclame le numéro et la devise du gagnant. L’opération se termine au milieu d’un brouhaha général : celui-ci fait part au public de sa bonne fortune, celui-là ne réussit guère à cacher sa piteuse mine, un autre enfin accuse tout haut l’injustice du sort, ce qui ne les empêche pas les uns et les autres d’aller déposer entre les mains du premier