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colère le temps de se calmer ; les témoins ne connaissaient point encore la diplomatie des réconciliations, et le plus souvent on se battait sans recourir à des tiers. Le Journal de Barbier est rempli, comme les romans du moyen-âge ou les drames modernes, de combats singuliers, et ces combats s’engagent toujours pour les motifs les plus futiles. M. de Fimarçon, colonel d’infanterie qui avait mangé 200,000 livres en petits soupers, et qui s’habillait toujours en femme quand il n’était pas de service, se bat avec La Roche-Aymon, parce que celui-ci avait parié qu’il embrasserait au milieu des Tuileries une fille d’Opéra qui donnait le bras au colonel. MM. de Saint-Hilaire et Penin discutent en se promenant sur le talent d’Adrienne Lecouvreur, morte depuis plusieurs années ; la discussion s’échauffe, tourne à l’aigreur, et voilà nos deux promeneurs qui croisent le fer au milieu de la rue Cassette. En 1721, le chevalier de Breteuil et le chevalier de Gravelle, lieutenans aux gardes, se battent dans la rue Richelieu, à midi et demi, au milieu des passans, et de Breteuil est tué. Ces gladiateurs en manchettes s’égorgeaient ainsi en plein jour, en pleine rue, au milieu des passans attroupés ; mais le plus ordinairement on choisissait le clos des Chartreux, situé entre la rue d’Enfer et le Luxembourg. Les édits sur les duels étaient cependant encore en vigueur, on fit même des lois nouvelles, mais on ne les appliquait pas. Le roi signait toujours des lettres de grace, et le parlement lui-même aidait à éluder la loi. Ainsi, quand le duc de Crussol, jeune bossu de dix-sept ans, eut tué dans la rue d’Enfer le comte de Rantzau, petit-fils du maréchal de ce nom, le parlement, au lieu de faire arrêter le meurtrier, lui facilite les moyens de s’échapper, en lui enjoignant par un arrêt mûrement délibéré de se rendre en prison. Le duc, on le pense bien, profita de l’arrêt pour s’esquiver ; il fut jugé par contumace et acquitté, parce que la famille dépensa 60,000 livres pour suborner de faux témoins. Quant à Barbier, en racontant ce scandale, il ne s’étonne que d’une chose : c’est que l’acquittement ait coûté aussi cher. Cette subornation de témoins était du reste dans les habitudes de l’époque. Barbier, en parlant des violences exercées par le marquis de l’Aigle sur une femme de chambre, termine son récit par cette réflexion caractéristique : « Comme il faut faire dédire tous les témoins, on dit que cela coûtera de l’argent. »

Autant la plus haute magistrature elle-même se montrait indulgente vis-à-vis des classes privilégiées et riches, — ce qui fait dire à Barbier « qu’on n’a jamais le plaisir de voir pendre les fripons de conséquence, » — autant elle se montrait impitoyable pour les petites gens. Quelques-uns des juges de Paris avaient été surnommés les bourreaux de la Tournelle, et ce surnom cruel n’était souvent que trop bien justifié. Une foule de délits qui de nos jours n’emportent que des peines correctionnelles étaient encore punis de la peine capitale ; la rigueur des supplices ne s’était point adoucie depuis bien des siècles, et le sombre cérémonial des exécutions était en bien des points resté le même. En 1750, deux individus coupables de l’un de ces crimes que le moyen-âge lui-même osait à peine nommer sont brûlés en place de Grève dans une chemise soufrée. En 1742, Desmoulins, le chef de la bande des assommeurs, est rompu vif, et il reste vingt-deux heures sur la roue. « Pendant la nuit, dit Barbier, on relaya des confesseurs, d’autant que la place sur un échafaud est un peu froide. Ledit sieur Desmoulins a bu plusieurs fois de l’eau et a beaucoup souffert.