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Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1157

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son bon sens, ses bonnes qualités et sa bonne grace ; la seconde, au contraire, sourde et muette de naissance, portait une jupe de berlinge brun, une camisole de tricot bleu et une coiffe de toile rousse ; ses pieds et ses bras nus étaient tannés par le hâle. Il y avait dans ses traits frustes et dans ses formes grossièrement robustes je ne sais quoi de dur qui la mettait, pour ainsi dire, en dehors de son sexe, et ne permettait point d’apprécier son âge. En réalité, elle n’était l’aînée d’Urbain que de quelques années ; mais, prisonnière dans le silence, elle semblait s’y être pétrifiée. Toute sa personne manquait de l’aisance mesurée qui met la grace dans la vigueur. Cependant sous cette enveloppe mal dégrossie se cachait une pénétration singulière. Le temps que d’autres dépensent à écouter et à répondre, Claude l’employait uniquement à observer. Son père le savait, et ne manquait guère de la consulter dans ses incertitudes. Tous deux s’étaient fait un langage de signes qu’ils comprenaient seuls, et qui leur permettait d’échanger leurs idées à la grande surprise des riverains, pour qui ces communications muettes étaient toujours un nouveau motif d’ébahissement.

Par une belle soirée de septembre de l’année 1839, plusieurs paysans étaient réunis au bas de la pente rapide qui conduisait au bac de Robert, et admiraient la curieuse télégraphie du passeur, qui donnait par signes à la sourde-muette des ordres aussitôt exécutés que compris. Ils revenaient de la foire de Marzeau, et attendaient que la batelée fût complète pour gagner l’autre rive.

— Sainte Anne ! s’écria un jeune fermier qui portait à la main un fer de faux enveloppé d’une corde de paille, en voilà une femme parfaite ! Jamais de mauvaises paroles, et toujours prête à l’obéissance !

— Eh bien donc, si elle vous plaît tant, joli Pierre, reprit avec un peu d’aigreur une petite paysanne placée vis-à-vis du fermier, qui vous empêche de lui proposer la bague d’alliance ? La Claude sera riche, et qu’est-ce qu’il faut de plus à cette heure pour nos gars que des pièces d’argent à faire sonner dans leur ceinture et une montre au gousset ?

— Pour une montre, fit observer le passeur, j’ai idée que le joli Pierre en a une, — et vous aussi, la Manon : — faut même croire qu’elles sont du même horloger et qu’on les a réglées bien d’accord.

— À cause ? demanda la paysanne.

— À cause, reprit Robert, qu’un de vous ne passe jamais pour couper l’herbe sur l’autre bord sans que le second arrive quasiment aussitôt avec sa corde et sa faucille.

Tous les assistans se mirent à rire ; Manon rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Ah ! Jésus ! c’est donc bien par hasard, balbutia-t-elle.

— Je ne dis pas, répondit le passeur ; mais du moins faut pas accuser