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le joli Pierre d’avaricieuse envie, vu que, depuis qu’il fait l’herbe avec vous, la Manon, il ne retourne plus voir la fille de la Noisetierre, et pourtant on la dit riche à ne savoir que faire de son argent.

— Eh bien ! il y en a qui en trouvent l’usage, repartit un vieux paysan ; quand ça ne serait que M. Richard ! regardez-moi plutôt la maison qu’il vient de faire bâtir là, près des chantiers.

Le père Surot (c’était le nom du paysan) montrait une habitation nouvelle, construite au penchant du coteau, et devant laquelle on avait commencé les terrasses d’un jardin qui descendait jusqu’à la rivière. Le passeur y jeta un regard dans lequel l’observateur attentif eût pu lire une malveillance mêlée de dédain et de dépit.

— Oui, oui, dit Robert entre ses dents, le grand boisier, comme on l’appelle depuis qu’il exploite tous les travailleurs de bois de la Bretèche, est devenu un monsieur à cette heure. C’est lui qui doit fournir le tablier du nouveau pont, où il gagnera, disent les autres, des mille et des cent !

— Ce que c’est que la chance ! reprit Surot ; il y a une douzaine d’années, ce n’était que le contre-maître d’Antoine Burel, et même on le disait près d’être chassé ; mais, quand le malheur est arrivé à son bourgeois et que les blancs l’ont tué, il a continué ses entreprises, si bien que le voilà aujourd’hui parmi les grosses gens.

— Parmi les grosses gens, ça se peut, reprit le joli Pierre en baissant la voix, mais non pas, pour sûr, parmi les bonnes gens. Autant d’ouvriers qui ont affaire à lui, autant de mécontens.

— C’est la vérité, dit Surot ; mais, comme il ne craint personne, tout le monde le craint.

— Non pas moi, objecta le passeur.

— Ah ! c’est juste, vous lui transportez souvent de la marchandise, fit observer le joli Pierre ; comment donc que vous vous arrangez avec lui ?

— Comme un homme avec un homme : je lui fais de l’ouvrage, et il me paie mon dû.

— Sans menacer et sans crier ?

— Les cris ne font peur qu’aux vaches effarées, et les menaces ne sont que des paroles, dit le passeur.

— Mais c’est qu’il en arrive souvent aux coups, savez-vous bien ?

L’œil de Robert étincela. — Ah ! jour de Dieu ! pas avec nous, dit-il ; s’il y arrivait jamais, je connais le moyen de le rendre aussi doux qu’un agneau. — Mais… que le ciel nous préserve de querelles… — Entre voisins on doit vivre en paix.

— D’autant que la filleule du grand boisier est grandement polie, ajouta le jeune fermier. Je gage que vous n’avez pas à vous en plaindre, maître Robert ?