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métier, depuis le temps que tu patauges dans la Vilaine. Sais-tu bien ce que c’est qu’un passeur ?

— Oui, dit Robert en le regardant ; c’est un homme qui n’a de complaisance que pour ceux qui ont de la politesse.

Un flot de sang monta au visage du grand boisier, qui se leva.

— Ah ! tonnerre du bon Dieu ! ne va pas m’agacer les nerfs, ou ça se gâtera, s’écria-t-il ; veux-tu nous passer, dis ? — Non ? — Eh bien ! mille diables ! nous allons voir !

— Arrêtez, mon parrain, voici Urbain ; nous allons partir, interrompit Renée.

Le jeune homme arrivait en effet avec le harpon, et sauta dans la barge.

— Ah ! enfin ! s’écria Richard ; mille tonnerres ! ça n’est pas malheureux…

Presque au même instant, le bac se détacha de la rive. La nuit était complètement close, on ne voyait aucune étoile dans le ciel, et les deux bords furent bientôt cachés par la brume. Les quelques passagers dispersés dans le bac gardaient le silence ; on n’entendait que le frôlement de l’aviron contre les flancs de la barque et le clapotis des eaux sous la carène. Tout à coup une lueur traversa la nuit, et un coup de feu retentit sur la rive droite. Tous les regards se tournèrent de ce côté.

— Dieu nous assiste ! voici quelqu’un qui chasse bien tard, fit observer un des passagers.

— Il y a des gibiers qu’on chasse mieux la nuit, répliqua le passeur.

— Lesquels ?

— Ceux dont on veut se venger ou hériter.

— Eh non ! ce n’est rien, interrompit brusquement le grand boisier ; quelque mauvais gars qui s’amuse à brûler la poudre volée aux mineurs.

— Possible, dit Robert ; mais on en a peut-être dit autant, voilà huit années, quand on a entendu le coup de fusil qui a tué Antoine Burel.

Richard fit un mouvement. — Au fait, ce devait être de ce côté, dit-il.

Plus en amont, répondit le passeur ; là-bas, devant la Roche-Verte.

— Encore un mauvais coup des chouans, reprit le grand boisier ; ils avaient juré de se venger de Burel, parce que, soi-disant, il avait espionné pour les bleus. Si le garde-chasse de M. le comte n’était pas mort en prison, on aurait su de lui la vérité.

— Ça n’est pas sûr, dit Robert en secouant la tête.

— Pourquoi ça ?

— Parce que j’ai idée que le garde-chasse n’était point au fait.