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— Eh bien donc ! reprit Robert, c’était un soir, comme qui dirait aujourd’hui, mais beaucoup plus tard, un peu avant la mi-nuit ; le ciel était si bas qu’il touchait la rivière, et il faisait une pluie si menue qu’on ne l’entendait pas tomber. J’étais là, au fond de mon bac, sous un morceau de prélart goudronné ; je cherchais à dormir, mais faut croire que je sentais le malheur dans l’air, impossible de fermer les yeux. La nuit était tranquille à ce point qu’on entendait les girouettes crier là-bas et les poissons sursauter dans le chenal. Comme j’avais malgré moi l’oreille au guet, voilà que dans un certain moment je crois reconnaître les pas d’un voyageur sur la route ; il me semblait approcher de la rivière ; je distinguais le bruit de son bâton sur les cailloux. Je regarde ; une ombre venait de paraître à la pente du coteau ; elle arrivait devant la Roche-Verte, quand subitement un coup de feu part et l’abat.

— C’était Antoine Burel ? interrompirent plusieurs voix.

— Comme vous dites, mes gens, reprit Robert ; il avait reçu les deux balles dans le flanc, et il n’était pas encore tombé qu’il était déjà mort.

— Mais après… vous… qu’avez-vous fait ? demanda Richard visiblement intéressé.

— J’allais sauter à terre et courir à la Roche-Verte, reprit le passeur ; mais, comme je tirais l’amarre pour aborder, j’entends quelque chose qui tombe à l’eau ; je me retourne, et qu’est-ce que j’aperçois ?… Une tête qui flotte dans le courant et qui s’avance de mon côté ! Je n’ai que le temps de me rejeter au fond du bac ; l’assassin arrive à la nage jusqu’au plat bord du bateau, le longe main sur main, et file devant moi, la tête haute et le fusil en bandoulière.

— De sorte que vous l’avez reconnu ? interrompit le grand boisier en se penchant vers Robert.

— Est-ce que je n’ai pas dit que c’était la nuit ? répliqua celui-ci sans lever les yeux.

— Alors ça pourrait être tout de même le garde-chasse du comte, objecta un passager.

— Si le garde-chasse avait su nager, répondit Robert.

— Au fait, dit Urbain, quand il est tombé, l’an dernier, dans l’étang du manoir, il se serait noyé sans le jardinier.

— Pardieu ! je gage qu’il revenait du cabaret, interrompit le grand boisier ; il suffit de quelques verres de cognac pour paralyser le meilleur nageur. Mais attention, eh ! voilà que nous arrivons. Renée, dormez-vous, ma chère ? Allons, debout !

La jeune fille, qui était restée étrangère à tout ce qui s’était dit, se redressa à la voix de son parrain, réunit le vieux Barême, le petit panier, l’ombrelle déposés sur le banc, et se hâta de débarquer. Urbain, debout près de son aviron, espérait un adieu ou du moins un regard ;