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il n’avait ni l’orgueilleuse habileté qui déguise la défaite, ni la lâcheté peureuse qui cherche à nier la blessure. Il se dit que son amour n’était point partagé, que sa présence devenait importune, et, sans se plaindre, sans récriminer, sans croire qu’on lui dût ce qui lui était refusé, il cessa ses poursuites avec la dignité discrète de ceux qui se respectent assez eux-mêmes pour savoir respecter les autres. Seulement l’effort le brisa : précipité tout à coup du haut de ses espérances, il demeura tellement étourdi de la chute, qu’il en devint insensible à ce qui l’entourait. La Claude, qui avait tout observé et tout compris, redoubla vainement de soins : il ne parut point y prendre garde. Vainement aussi Robert l’entretint de leur résidence prochaine ; il ne parut point entendre. Toutefois, quand le passeur, encouragé par un silence dont il ne devinait point la cause, voulut en venir à l’union projetée, Urbain tressaillit, puis secoua la tête ; et, comme Robert allait insister :

— Ne parlons pas de ça, mon père, dit-il avec émotion ; je n’ai point maintenant l’idée au mariage, et, s’il plaît à Dieu, je resterai ce que je suis, pour vous servir.

Le passeur avait espéré que cet abattement serait une crise et que la tristesse du jeune gars n’aurait qu’un temps ; contre son attente, elle augmenta de jour en jour et de semaine en semaine. Urbain ne se plaignait pas, mais il avait cessé de chanter, il ne riait plus, et, chaque fois que son père se tournait de son côté, il le surprenait les yeux fixés sur la maison neuve du coteau. Cette persistance finit par inquiéter Robert, dont le trouble se traduisit en mécontentement. Il se mit à gourmander le jeune passeur de son mutisme, de sa nonchalance et de son manque de goût à toute chose. Urbain répondit d’abord avec douceur, puis plus vivement. La bonne harmonie qui avait jusqu’alors régné chez les Letour allait s’altérant de jour en jour. Ne pouvant se satisfaire réciproquement, on finissait par s’aigrir ; le lien de famille se relâchait peu à peu dans ces débats sans cesse renouvelés. Le jeune homme s’en aperçut et devint plus sombre.

On avait atteint les premiers jours de décembre ; les neiges qui fondaient avaient grossi la Vilaine, qui roulait sur son lit de vase des eaux troubles déjà parsemées d’épaves emportées par les inondations. Quelques caboteurs, retenus en rivière par le mauvais temps, étaient amarrés le long du bord, et leurs équipages remplissaient les cabarets de planches élevés sur les deux rives pour les ouvriers civils et militaires employés à la construction du pont suspendu. Contre son habitude, Urbain était allé les rejoindre à plusieurs reprises, et son père, qui avait besoin de bras de renfort pour le passage, devenu plus difficile, avait dû deux ou trois fois l’y faire chercher. Le passeur supporta d’abord assez tranquillement ces absences ; mais, un jour qu’Urbain