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de mode, ont été encore décapitées presque toutes de leurs pignons dentelés, et soumises au régime des toits anguleux d’ardoise et de brique. La physionomie des rues y perd beaucoup certainement. — On restaure et l’on repeint l’hôtel-de-ville, qui va paraître tout battant neuf, ce qui obligera la ville à faire réparer et blanchir aussi cette sombre Maison du Roi, dite autrement Maison au Pain, qui semble un palais de Venise en s’éclairant toutes les nuits derrière ses rideaux rouges.

J’ai rencontré sur cette place un grand poète qui l’aime, et qui en déplore comme moi les restaurations. Nous avons discuté quelque temps sur la question grave de savoir si la partie haute de l’édifice était en brique ou en pierre, et si les ogives qui surmontent les longues fenêtres avaient été autrefois aussi simples qu’aujourd’hui, car les anciennes estampes les représentent contournées et lancéolées dans le goût du gothique efflorescent. On peut penser que les dessinateurs du XVIe siècle ont voulu parer le monument plus que de raison, et que les arcs d’ogive ont toujours eu cette simplicité de bon goût. — J’ai été assez heureux pour pouvoir raconter au savant poète une légende que j’avais recueillie dans un précédent séjour à Bruxelles. — L’architecte qui construisit cet hôtel-de-ville eut le désagrément d’abord de ne pouvoir accomplir son œuvre. L’aile gauche, établie sur un terrain peu solide, s’écroula tout entière. On pensa qu’il s’agissait d’un terrain marneux, et on planta des pilotis : la construction s’effondra une seconde fois, laissant paraître un vaste abîme. On crut qu’il y avait là d’anciennes carrières, et l’on y versa des tombereaux de gravois ; mais plus on en versait, plus le trou devenait profond. Enfin le malheureux architecte fut contraint de se donner au diable. — Dès-lors les constructions s’élevèrent avec facilité. Il mourut le jour même où l’on posait le bouquet sur le toit achevé, et l’on n’apprit qu’alors le fatal secret. L’archevêque de Malines fut appelé pour bénir l’édifice. Un craquement soudain se déclara dans les murs, et tout rentra bientôt dans le troisième dessous. On aspergea le gouffre d’eau bénite ; des ouvriers munis de scapulaires osèrent y descendre, et dans le fond on trouva une tête colossale en bronze qui portait des traces de dorure. C’était, selon les uns, une tête antique de Jupiter-Ammon, selon d’autres le buste officiel de Satan. Cette même tête a été appliquée depuis sur les épaules du maudit que transperce la lance de saint Michel sur la flèche du monument. On redore maintenant ce groupe magnifique, qui s’aperçoit dans un rayon de six lieues. J’ignore si les ouvriers qui restaurent la tête du diable se sont munis de scapulaires.

Du reste, Bruxelles est catholique toujours comme au temps des Espagnols. Nous savons à peine, à Paris, que le mois de mai est le mois de Marie : — je l’ai appris en sortant de la place, par l’angle opposé à la