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O malheur ! Non contens de restaurer leurs édifices, ils restaurent continuellement leurs tableaux. Notez que la même réponse m’avait été faite il y a dix ans dans le même lieu. J’ai songé alors avec émotion à ce qui s’était passé un peu avant cette époque au musée d’Anvers. L’histoire est encore bonne à répéter. On avait confié la direction du musée à un ancien peintre d’histoire, enthousiaste de Rubens, quoique, très fidèle au goût classique et n’admirant son peintre favori qu’avec certaines restrictions. Ce malheureux n’avait jamais osé avouer qu’il trouvait quelques défauts, faciles du reste à corriger, dans les chefs-d’œuvre du maître. Ce n’était rien au fond : un glacis pour éteindre certains points lumineux, un ciel à bleuir, un attribut, un détail bizarre à noyer dans l’ombre, et alors ce serait sublime. Cette préoccupation devint maladive. N’osant témoigner ses réserves il s’attaquer en plein jour à de tels chefs-d’œuvre, craignant le regard des artistes étudians et même celui des employés, — il se levait la nuit, ouvrait délicatement les portes du musée et travaillait jusqu’au jour sur une échelle double à la lueur d’une lanterne complice. Le lendemain, il se promenait dans les salles en jouissant de la stupéfaction des connaisseurs. On disait : C’est étonnant comme ce ciel a bleui, c’est sans doute la sécheresse, — ou l’humidité… Il y avait là autrefois un triton… la couleur d’ocre l’aura noyé par un effet de décomposition chimique. — Et on pleurait le triton. On s’aperçut de ces améliorations trop rapides bien long-temps avant d’en pouvoir soupçonner l’auteur. Convaincu enfin de manie restauratrice, le pauvre homme finit ses jours dans un de ces villages sablonneux de la Campine où l’on emploie les fous à l’amélioration du sol.

La statue de Rubens, sur la Place-Verte, est campée assez crânement et doit consoler ce mort illustre des outrages que le bon goût lui a fait subir. Elle faisait moins bien autrefois sur le quai de l’Escaut, en face de la Tête de Flandre. Je suis entré dans un des cafés de la place pour demander une côtelette ou un beefsteak. — Nous n’avons plus de viande, me dit-on, parce que c’est demain vendredi. — Mais c’est demain que vous ne devriez pas en avoir ! — Pardon, c’est que, comme on n’en vendra pas demain dans la ville, les ménages s’en approvisionnent aujourd’hui.

Je vois qu’à Anvers la religion est aussi bien suivie qu’à Londres, où l’on s’approvisionne le samedi de porter, de sherry et de gin, afin de pouvoir se griser en liberté le dimanche, seul jour où cela soit défendu.

Pourquoi ne pas dire que les salles de danse du port, vulgairement, nommées riddeks, sont en ce moment ce qu’il y a de plus vivant à Anvers ? Pendant que la ville se couche une heure après qu’elle a couché les enfans, c’est-à-dire à dix heures, les orchestres très bruyans de ces