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pas très bien. Ce qui était évident pour tous, c’est qu’elle voulait sortir du royaume des abstractions et prendre pied dans le monde réel. Une transformation de cette nature avait besoin du secours des années pour produire efficacement tous ses fruits, pour faire son œuvre sans supprimer aucune des traditions essentielles d’un grand peuple, elle ne pouvait se réaliser que peu à peu, sans violences et sans secousses ; mais les révolutions les plus légitimes ne sont pas toujours celles qui obéissent le mieux aux conseils de la raison. Dans ce renouvellement entrepris à la hâte, combien vit-elle précieux trésors dissipés par des mains folles ! combien de vénérables souvenirs reniés avec injure ! Tout ce qui gênait la marche des novateurs, croyances séculaires, aspirations sublimes, ardeurs d’un spiritualisme audacieux, tout cela fut relégué parmi les vieilleries d’un autre âge, — ou plutôt ces édifices de la philosophie et de l’art, ces temples, comme dit le poète latin, construits par la science seHeine des sages,

Édita doctrina sapientum templa serena,


jonchèrent le solde leurs débris. De là le singulier aspect des lettres allemandes depuis une vingtaine d’années ; de là ce fantastique pêle-mêle où les inspirations les plus contraires, le grand et le mesquin, le sérieux et le frivole, le vrai et le faux, aspirent inutilement à une harmonie impossible. Ce qu’on y rencontre à chaque pas, ce sont des ruines, des colonnes renversées, — ruines du spiritualisme antique ; colonnes renversées des vieilles basiliques nationales. Le passé y remplit le présent de ses éclats. La poésie la plus haute y est unie souvent à des pensées toutes vulgaires ; les idéales rêveries s’y associent à un naturalisme sans vergogne ; il existe, en un mot, toute sorte de liens bizarres et ineffaçables entre la vieille Allemagne et cette Allemagne d’aujourd’hui qui renie si résolûment ses ancêtres. D’anciennes richesses, quoique dissipées avec dédain ou employées à d’autres usages, s’y retrouvent sans cesse encore, et l’athée y parle la langue des mystiques. Bizarre assemblage de rapprochemens et de contrastes ! on comprend ce qu’une telle période doit contenir de singularités inattendues. Si elle ne peut briller par l’unité, elle brillera du moins par le mouvement, par la variété d’une vie aventureuse ; ce ne sera pas assez pour la peindre d’évoquer tel ou tel poète : il faudra s’adresser à la tristesse inquiète des uns, à la folle ironie des autres, aux laborieux efforts de tous ; il faudra faire comparaître tour à tour maintes figures qui ne se ressembleront pas.

Il y a pourtant un écrivain qui résume fidèlement cette agitation des vingt dernières années et en réunit en lui tous les contrastes. C’est une imagination ailée, une intelligence poétiquement railleuse, un de ces esprits subtils et hardis, merveilleusement préparés à tirer parti d’une situation comme celle que je viens de décrire. Ni la philosophie ni la