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fut en effet ni un grand dessinateur, ni un grand coloriste, ni un imitateur toujours scrupuleux de la nature ; cependant rien ne manque absolument dans ses ouvrages ; tout y est dans de justes rapports, tout s’y trouve, hormis l’accent de la perfection et l’autorité d’un maître. Qu’on examine au musée du Louvre les Quatre Parties du Jour[1], le grand Naufrage et tant d’autres tableaux de paysage ou de marine, que Vernet a peints à partir de l’époque où il fut revenu en France : on y admirera une habileté consommée, une sûreté de goût toujours égale, un sentiment vrai et souvent poétique ; on sentira cependant qu’il y a quelque chose à reprocher à ces irréprochables ouvrages, et que la poésie, la vérité même, n’y sont qu’à l’état d’apparence et de probabilité. Sans doute, la manière de Vernet est expressément nette et claire : point d’hésitation possible sur le sens qu’il a voulu donner aux scènes représentées et à chacun des détails dont elles se composent, mais aussi point de ces impressions qui résultent du spectacle de l’excellent. Personne, nous le croyons, ne partagerait aujourd’hui l’enthousiasme de Diderot, et l’on accueillerait avec plus de sympathie le jugement porté par le peintre lui-même sur son « rare talent » que les louanges ampoulées de l’écrivain qui prônait « son génie. »

En se jugeant ainsi, Joseph Vernet ne faisait au reste que prouver une fois de plus son équité et sa clairvoyance habituelles. Jamais l’esprit de parti ou une indulgence intéressée ne l’aveuglèrent sur l’art contemporain ; jamais non plus il ne méconnut le vrai mérite, sous quelque forme qu’il se manifestât, et il lui est arrivé souvent de le seconder avec plus de zèle que qui que ce fût ou de le discerner le premier. Lui seul, et avant la réforme un peu pédantesquement prêchée par Raphaël Mengs, il avait encouragé à Rome les tentatives de quelques artistes pour remettre en honneur les principes des anciens maîtres. Lorsque Pergolèse eut composé la première stance de son Stabat dans l’atelier et sur le clavecin même du peintre[2], celui-ci, pleurant d’admiration à l’audition de ce chef-d’œuvre, s’écria : « C’est la voix

  1. Ces quatre toiles servaient autrefois de dessus de porte dans un des appartement du château de Choisy ; de là leur forme octogone. Huit autres, que possède également le Musée, avaient été peintes pour M. de Laborde, banquier de la Cour. La collection du Louvre est riche en tableaux de Vernet ; mais ils sont pour la plupart de sa seconde manière. On peut cependant suivre, dans la salle où ils se trouvent, l’histoire tout entière de ce talent : le Ponte Rotto et la Vue du fort Saint-Ange en marquent les premiers progrès ; les Ports, les Clairs de lune, la Pêche, montrent ce talent parvenu, à son apogée ; on le voit à son déclin dans les Voyageurs effrayés par un coup de tonnerre, l’une des dernières œuvres de Vernet.
  2. Joseph Vernet conserva pieusement jusqu’à sa mort le brouillon de cette première stance, dont il s’était saisi au moment même où Pergolèse venait de l’écrire. Cet autographe doublement précieux a malheureusement disparu depuis lors, ainsi que des notes et mémoires laissés par Vernet sur le paysage, sur les artistes et les principaux personnages de son siècle.