Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au moins inattendus, une telle réserve était sans doute le signe d’une haute déférence.

Vernet, que Diderot surnomme tour à tour « le grand magicien, le Lucrèce de la peinture, le prédicateur de la nature et l’apôtre de l’art, » avait-il peint dans quelque paysage un ciel d’un effet simple et calme « Allez à la campagne, s’écriait emphatiquement l’auteur des Salons, tournez vos regards vers la voûte des cieux, observez bien les phénomènes de l’instant, et vous jugerez qu’on a coupé un morceau de la grande toile lumineuse que le soleil éclaire pour le transporter sur le chevalet de l’artiste ; ou fermez -votre main et faites-en un tube qui ne vous laisse apercevoir qu’un espace limité de la grande toile, et vous jurerez que c’est un tableau de Vernet qu’on a pris sur son chevalet pour le transporter dans le ciel. » Voilà certes un langage qui dénoterait une bien puérile ingénuité, si l’on n’y reconnaissait plutôt l’illusion volontaire et les entraînemens du parti pris. En exagérant le caractère réaliste des œuvres de Vernet, Diderot substituait ses propres doctrines aux instincts beaucoup moins absolus de celui-ci, et il prenait occasion de chaque tableau pour le transformer en commentaire de l’Encyclopédie. S’agit-il, par exemple, de louer l’énergie avec laquelle le peintre a rendu des scènes de désolation ou les bouleversemens de la nature, il le compare au Jupiter de Lucien, « qui, las d’entendre les cris lamentables des humains, se lève de table et dit : De la grêle en Thrace, la peste en Asie ; ici un volcan, une guerre là ; en cet endroit une disette, » et il termine la comparaison par cette pointe philosophique : « Jupiter appelle cela gouverner le monde, et il a tort ; Vernet appelle cela faire des tableaux, et il a raison. » Vernet avait raison sans doute, mais il n’était pas homme à se méprendre comme son ardent admirateur sur la valeur réelle de ses tableaux. S’il savait apprécier aussi bien que personne les qualités qu’il y avait mises, mieux que qui que fût, il savait en voir les défauts, et lui seul peut-être mesurait exactement sa gloire à l’étendue de son mérite. Toute sa vie il résista aux séductions de l’amour-propre, comme il dédaigna les calculs d’une modestie mensongère, et ne rougit jamais d’avouer, selon les cas, son infériorité ou sa supériorité personnelle : bonne foi peu commune chez les hommes de ce siècle, et aussi différente de l’humilité adulatrice de Voltaire que de la superbe arrogance de Rousseau. « On a beau, disait-il un jour, m’étourdir de belles phrases sur mon génie j’entends fort bien au dedans de moi certaine voix qui réplique que ce génie n’est que du talent : tout rare qu’il est, il ne suffit pas pour m’élever au rang des artistes de premier ordre. Je suis inférieur à chacun d’eux dans une partie de l’art, mais j’ai sur la plupart des peintres l’avantage de les concilier à peu près toutes. » Vernet disait vrai : il ne