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ardeur pour tout ce qui avait l’apparence du progrès ; seulement, au lieu de discuter des théories philosophiques, on ne se souciait guère d’y traiter que des questions d’art ou d’archéologie. On discourait sur la convenance qu’il pouvait y avoir à peindre dans un portrait les cheveux du modèle débarrassés de la poudre et rendus à leur couleur naturelle, et l’exemple de Mme Lebrun, qui s’était affranchie quelquefois à cet égard des obligations imposées par la mode, était généralement approuvé comme une heureuse innovation ; — ou bien on essayait de restituer leur véritable caractère aux usages extérieurs de l’antiquité en s’appuyant d’une autorité récente et de l’érudition qu’on avait puisée dans le Voyage du jeune Anacharsis. Les mémoires du temps nous ont conservé les détails de certain souper à la grecque donné par Mme Lebrun dans son hôtel de la rue de Cléry ; on se rappelle les noms des convives : c’étaient Lebrun Pindare qui, une lyre à la main, jouait le rôle d’un rapsode, le marquis de Cubières, le sculpteur Chaudet, Mme Chalgrin, fille de Joseph Vernet, Ginguené et quelques autres, tous costumés en Athéniens, assis sur des chaises drapées à la manière des lits antiques autour d’une table où l’on avait placé des vases remplis d’olives et de raisins de Corinthe, et figurant tant bien que mal des gens accoutumés à cette maigre chère. Tout cela peut paraître assez ridicule aujourd’hui ; mais le fond de ces discussions esthétiques, de ces divertissemens archéologiques d’un goût douteux, était la recherche et l’amour du réel. Ainsi l’influence de Joseph Vernet se faisait là encore indirectement sentir, et l’on généralisait la réforme qu’il avait introduite dans une des branches de l’art. L’influence qu’il exerça personnellement sur les habitués du salon de Mme Lebrun est plus positive encore. Delille, Boufflers, le vicomte de Ségur, Grétry et Sacchini sollicitaient ses avis avec un empressement égal à celui des peintres qui le reconnaissaient pour leur maître. Personne n’était plus écouté que lui lorsqu’il s’agissait de décider du mérite d’un ouvrage ; personne ne jouissait d’un crédit égal à la confiance qu’inspiraient sa longue expérience, son instinct du beau et une fraîcheur de sentiment que n’avait pu altérer la vieillesse.

L’âge cependant commençait à refroidir la verve de Vernet ; cet esprit, naguère si fécond en saillies, n’avait déjà plus qu’un enjouement stérile ; mais il se perpétuait dans un fils qui avait hérité à la fois de sa verve spirituelle et de son talent. Déjà le peintre de marine ne dédaignait pas d’associer sa longue expérience à l’habileté naissante du peintre de batailles ; tous feux avaient entrepris d’exécuter de concert un tableau représentant les Hébreux au passage de la mer Rouge, poursuivis par l’armée de Pharaon. D’autres travaux les ayant distraits, cette entreprise demeura d’abord suspendue ; puis, le talent de l’un déclinant en raison des progrès du talent de l’autre, il n’y eut plus lieu de songer